Sitôt à terre, au pont de l’Accademia, une fois Crespi raccompagné à son institut et installé face à un bon grog, Wandrille s’était mis en quête d’un bateau à louer, sans pilote. Il avait dû payer une fortune sa barque à moteur, mais deux heures plus tard, il attendait Pénélope devant l’hôtel Bucintoro avec à la main la carte de la lagune du Touring Club italien, sur laquelle il avait entouré l’emplacement du fortin. L’équation selon lui était simple : « Tous les écrivains français de Venise seront des chats si le cheval ne quitte pas l’île noire pour rentrer à l’écurie. »
Premier point, trouver une île noire, le « cheval » s’y cache, second point, ce cheval est un tableau de Rembrandt magnifique, dont le pauvre Lamberti venait d’achever la restauration — et pour lequel il ne semble pas exagéré, cette semaine, d’assassiner plusieurs personnes.
Ils avaient trouvé l’île noire, il avait suffi pour cela de faire parler Crespi, « la Carbonera », c’était facile, cela rimait même avec nera, la noire. Ils allaient maintenant chercher le Rembrandt.
Quand Wandrille appellera Craonne, ce soir, pour lui dire que son chef-d’œuvre est localisé et à l’abri, celui-ci ne manquerait pas, par gratitude, de leur raconter l’histoire depuis le début, à commencer par les rapports étranges de feu Achille Novéant avec le cheval en question. Wandrille, malgré Pénélope qui lui a seriné que tout cet enchaînement semblait un peu trop simple, et donc suspect, veut maintenant mettre le cap sur Murano.
Les quais des Giardini grouillent d’ouvriers. Dans quelques jours les pavillons serviront pour la biennale et on y installera des centaines d’œuvres d’art contemporain. Wandrille double en douceur le cap de Sant’Elena, la petite pointe de l’Isola di San Pietro. C’est à cet instant, en débouchant dans cette partie de la lagune plus ouverte, que le vent s’est engouffré. Pénélope fait comme si elle ne doutait pas de son pilote. Il accélère sous la pluie. Le moteur vibre et Murano se rapproche peu à peu. Un gros vaporetto passe. Une fois Murano doublé, au moment où Pénélope se demande s’ils auront assez d’essence, ils laissent à tribord une île obscure.
« C’est là, Wandrille ?
— Non, non, c’est un autre fortin, Tessera, ça veut dire ticket, billet d’entrée, c’est dire comme c’est grand, le nôtre est plus loin. Ça t’amuse si j’accélère encore un peu ? Tu le vois ? »
Le foulard de Pénélope ne lui donne plus vraiment l’allure de Grace Kelly. Elle s’est réfugiée sous la bâche, elle est trempée. Si ce petit jeu dure encore une heure, elle est bonne pour l’ospedale. Wandrille jubile. Il tient la barre, amorce le ralentissement. C’est l’arrivée. Il saute à terre, sur un mur de pierres. Pénélope, qui a quelques réflexes de survie, lui jette un bout, il attache le bateau, il se sent fort. Quatre colonnes de béton perdues dans la végétation marquent l’emplacement de ce qui a dû être un premier bâtiment d’accostage.
« Tu as vu que nous ne sommes pas les premiers. C’est quoi cette barque jaune ?
— Une barque de l’hôpital, ça tombe bien, ils ont déjà prévu ton rapatriement. Tu crois qu’elle n’est pas là depuis des années ?
— Wandrille, quand on arrive sur une île et qu’on y trouve un canot à moteur encore chaud, il est facile d’en déduire que cette île n’est pas déserte.
— Une rencontre à prévoir, essore ton foulard, faut que tu sois présentable. Si on meurt ici, il pourra s’écouler des mois avant qu’on nous trouve. »
Face à eux, une tour de pierre couverte de mousse et d’algues, avec deux meurtrières en guise de fenêtre, une porte de bois noirci gorgée d’eau, un gros fermoir rouillé. Wandrille s’apprête à la défoncer d’un coup d’épaule viril, se ravise, tourne la poignée, ça s’ouvre.
En un instant, ils comprennent qu’ils ont trouvé. Crespi pourra être fier. Dans la pièce ronde, il n’y a que des livres entre les meurtrières, des étagères jusqu’au plafond.
Voici donc la salle du « cercle » ! Au mur, le long des pilastres de bois et débordant un peu sur les reliures, les gravures ont l’air d’être de Rembrandt. Ce sont peut-être ces faux dessinés par Vivant Denon, peut-être que cette cachette date de cette époque et que ses activités de gentilhomme espion à Venise l’avaient conduit à aménager le fortin. Pour le moment, il n’y a personne, si l’île est habitée, ce n’est certainement pas dans cette pièce. Il y a peut-être un infirmier de l’hôpital qui a installé ses cannes à pêche de l’autre côté.
Pénélope regarde ces reliures en veau fauve du XVIIIe siècle. La bibliothèque de Vivant Denon, ce serait beau si c’était vrai, se dit-elle. Elle est frappée par l’odeur de bois ciré, l’absence de poussière, alors qu’un tel endroit devrait tout de même sentir un peu le moisi. Le mur du fond est vide. Il porte la trace d’un grand tableau, une ombre de poussière sur le mur bleu. Un gros crochet au centre : pas de doute, c’est là que devait se trouver l’objet du délit.
On miaula, Pénélope et Wandrille eurent très peur.
« Regarde, un chat, sans petite tache blanche sur la tête, tout va bien. »
À côté des reliures anciennes s’alignent des ouvrages du XXe siècle. Partout, des éditions originales, des « grands papiers », des tirages numérotés, des dédicaces… Le café Florian sur la place Saint-Marc n’était que la vitrine. Le vrai cénacle du club des longues moustaches, c’était ici ! Et ce n’est pas le Chinois peint qui est le gardien des secrets, malgré ses moustaches, ce sont les chats dont celui-ci est l’ambassadeur, toute une famille de gardiens moustachus, fidèles et séduisants. On l’avait dit à Wandrille, qui en avait ri, quand il avait loué son canot à moteur : le surnom de ce lieu c’est aussi l’île aux chats. Le loueur lui avait demandé s’il voulait aller là-bas pour en adopter un.
Un grand fauteuil de cuir noir leur tourne le dos. Une voix s’en échappe, très douce, qui ne les fait pas sursauter. C’est une voix connue. Il avait juré à Wandrille qu’il ne remettrait jamais les pieds à Venise. Il prétendait lui téléphoner de Paris. Dans ce grand fauteuil club, il a l’air du maître des lieux.
« Je vous sers un whisky ? Dans cette solitude, j’avais envie de relire Robinson Crusoé, j’hésite entre deux traductions, celle de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, plus belle, plus classique, et celle de Pétrus Borel, vous savez ce romantique fou qu’on appelait le Lycanthrope, l’homme-loup, il faisait peur… Wandrille, il faut vous réchauffer, vous allez attraper une fluxion, jamais vu un printemps pareil à Venise, je crois que c’est le lagavulin que vous préférez, j’ai ici du seize ans d’âge, de la distillerie de Port Ellen, avec ou sans glace ? »