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Les miroirs du Casino Venier

Venise,

lundi 29 mai 2000

« Avons-nous trouvé ce qu’ils cachent, Péné ?

— Pas de manuscrit de Proust, comme l’imaginait Crespi, pas de tableau de prix, quelques gravures, des cigares, des disques vinyle, des caisses de whisky laissant penser que ces gentlemen attendaient le capitaine Haddock. Rien de rien. Si, nous avons trouvé le vieux Craonne, plutôt en forme, qui t’avait dit qu’il se cachait à Paris et ne voulait plus revenir à Venise. Quel fourbe celui-là. Il avait l’air de sortir d’une toile d’araignée. Il ne lui manquait qu’une canne-épée à la main.

— Tu veux dire qu’il s’est laissé trouver… Et qu’il avait l’air content de te rencontrer. Et le lagavulin qu’il m’a servi n’était pas un narcotique.

— Il t’a menti.

— C’est un brave homme, il a eu peur tout seul, je t’assure. Il n’a pas tenu deux jours dans son appartement sinistre à Paris. Ici, il se sent bien, c’est sa ville.

— C’est quand même notre premier suspect…

— Et tu as déjà vu que celui qu’on soupçonne en premier soit coupable, toi ? Et qu’il vienne revoir le lieu où se trouvait le tableau volé ?

— Oui. »

Comme ils n’ont rien mangé depuis le matin, Pénélope dévore plus encore que Wandrille. Craonne avait eu peur, il avait fait savoir qu’il restait à Paris, et pour se protéger, il avait pris le premier avion pour Venise. Ou alors, il avait vraiment besoin de revenir dans le fortin, pour vérifier un détail, prendre quelque chose. Quand il avait dit à Wandrille qu’il n’était pas capable de retrouver l’endroit, il avait clairement menti. Il n’était pas si gâteux.

Craonne les avait pourtant rassurés. Pour une fois, il ne logeait pas à la Pensione Bucintoro, il avait trouvé une cachette digne de Casanova : l’Alliance française de Venise, où il était si souvent venu donner d’impérissables conférences, un petit bâtiment, derrière San Marco, qui s’appelle le Casino Venier. Au XVIIIe siècle c’était un tripot, ou même sans doute pire si l’on en juge par les miroirs qui décorent les murs. Au premier étage, il y a trois pièces. La directrice, une amie de toujours, lui avait installé un lit de camp dans la troisième. Au sol, il savait à quel endroit se trouve le carreau du pavement qui se soulève pour regarder ceux qui arrivent dans le vestibule, juste dessous. Il se sentait ainsi protégé : un dispositif d’espionnage du XVIIIe siècle dans cette bonbonnière stuquée faite pour le libertinage et le plaisir. Aujourd’hui, on y donne des cours de langue, mais en ce moment c’est déjà les vacances et la directrice a laissé les clefs de cette petite maison au grand écrivain.

Il avait prévenu les autorités de son arrivée, la police française et la police italienne. Il était surveillé, par un policier italien aimablement mis à sa disposition et par un infirmier de l’hôpital San Marco, qui l’avait conduit à la Carbonera dans la vedette jaune qui avait intrigué Pénélope. Un infirmier sympathique, originaire de Nouvelle-Guinée, qui fumait des cigarettes sous la pluie, abrité par le plus grand arbre de l’île, un beau pin maritime, en attendant que Craonne sorte du repaire des écrivains. Pénélope et Wandrille avaient fait sa connaissance en sortant.

Jacquelin de Craonne, revigoré par la présence de Pénélope, lui a fait promettre de la retrouver pour un dîner tranquille : « Je vous raconterai l’histoire de notre club, de cette salle de réunion qui est très cachée. En réalité, nous n’y allons plus guère, la bibliothèque n’a pas beaucoup évolué en trente ans… »

C’est en s’y rendant quelques mois plus tôt, pour rechercher des éditions rares d’Henri de Régnier, qu’il voulait relire, qu’il avait constaté, sur le mur du fond, l’absence du grand tableau qui était là depuis toujours. Impossible de lui faire dire si c’était un saint Paul tombant de cheval, ou autre.

« Un Rembrandt, je vous le promets, un Rembrandt que personne ne connaît, mais un vrai, un beau. Vous connaissez ce comité international qui a entrepris depuis des années d’analyser scientifiquement les tableaux du maître, je voulais, en ma qualité de gardien du sanctuaire, leur faire examiner celui-là. Même le Louvre n’a pas ça ! Ni le Mauritshuis de La Haye, ni le Rijksmuseum d’Amsterdam ! Je suis certain du verdict qu’ils auraient donné, le restaurateur qui s’en était occupé dans les années cinquante m’avait tout expliqué, c’est la pâte picturale de Rembrandt, son grain, ses coups de pinceau, ça se reconnaît comme une signature en bas d’une lettre… Mais je suis épuisé, je crois que mon infirmier va se fâcher si je parle trop, je vais retourner à l’Alliance française. Il sert à quelque chose ce Casino Venier, vous voyez, quand je pense qu’on parlait de supprimer ces cours de français pour faire des économies. Vous savez où ça se trouve, vous viendrez ce soir me retrouver ?… »

Pénélope se trouve assez forte : personne jusqu’à présent n’a deviné qu’elle n’avait jamais mis les pieds à Venise. Sa méthode est simple : dédaigner tout ce qu’il faut avoir vu, dire que ce n’est plus ce que c’était — à Saint-Marc, tout ce monde, le palais des Doges, c’est comme le métro… — et visiter très vite une jolie petite chose que personne ne connaît, le Musée naval que Carlo lui promet depuis des jours ou le sublime Bellini de l’église San Cassiano, sur laquelle elle est tombée par hasard, une des dernières églises gratuites. Elle en a testé l’effet sur Wandrille : « Toi qui connais tout, tu aimes le Bellini de San Cassiano ?

— Pourquoi, tu le trouves meilleur que celui du bar de l’hôtel ? »

Faut-il raconter ce genre de bêtises et surtout toute cette journée à Rosa ? Pénélope veut la protéger, c’est une pure intellectuelle, elle n’a aucune notion pratique. Elle pourrait être une des prochaines victimes. Il vaut mieux la prévenir, mais pas tout de suite. Pénélope pense que toute vérité n’est pas à dire. Ils ont caché à Jacquelin de Craonne l’assassinat du restaurateur Lamberti, qu’il apprendra bien assez tôt — Wandrille a plié le journal dans sa poche. Pas besoin d’être fin limier pour deviner que celui qui, à la fin des années cinquante, avait restauré le Rembrandt, c’était bien lui.

Le palazzo où Pénélope et Wandrille pénètrent a l’air de celui de la Belle au bois dormant. La porte est ouverte, comme la dernière fois. Rosa écrit dans son bureau, Pénélope l’aperçoit, de dos, traverse le portego, prend l’ascenseur, Gaspard joue les hussards sur le toit. Il écrit aussi, comme il peut, avec son bras bandé. Wandrille à la cuisine fait comme chez lui et aligne des verres et des bouteilles sur un plateau.

Gaspard blessé, en moins de dix minutes, achève de faire la conquête de Pénélope, avant que Wandrille ne les rejoigne. Il lui déclare, sans qu’elle ait eu le temps de dire plus de trois mots, qu’il écrit sur sa vie de garçonnet entre quatre et douze ans. Au moins, ça ne parlera pas de Venise : « Mes bourreaux, quand j’étais enfant, c’étaient les profs de gym ! Je veux en parler.