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— Comme moi ! Au lycée de Villefranche-de-Rouergue, j’étais persécutée par un sadique, j’étais toujours remplaçante, la dernière, il se moquait de moi devant toute la classe, la corde à nœuds, le troisième plongeoir, les pires stress de ma vie.

— Comme moi ! Le nul en maths, c’est le cancre sympathique, le nul en sport c’est un sous-homme. Je vais écrire un livre là-dessus, les souffrances psychologiques infligées par ces tortionnaires qu’on appelle profs de gym aux enfants qui ne sont pas sportifs. Surtout aux filles.

— Très bon sujet, personne n’ose en parler. On nous serine un esprit sain dans un corps sain, Coubertin, des fadaises…

— Alors que les vraies valeurs du sport, aujourd’hui, c’est l’amour de l’argent, la compétition mesquine, l’esprit de clocher, les hooligans, les dopés, les drogués, c’est l’école de la triche et du pas-vu-pas-pris, ça apprend la haine de l’autre et le narcissisme, les logos et les sponsors, l’idée que les plus forts piétinent les faibles. Se dépasser, aller plus haut, être plus rapide, plus grand ! L’olympisme a conduit aux JO de Berlin, aux statues du stade de Rome de Mussolini, elles sont toujours là, le stade sert encore. Le sport cristallise tout ce qu’il y a de plus bas chez l’homme.

— Si ce livre est écrit, j’en achète trente, je les offre à tous mes amis. À l’École du Louvre, on avait fondé une ligue anti-sport. Il faut tout de même apporter un correctif, j’aime le sport chez les autres, quand Wandrille fait ses pompes, je l’encourage.

— Mais je réussis aussi les cocktails. Je ne dérange pas trop ? »

Rosa, un instant plus tard, vient les rejoindre. Pénélope lui parle de la réapparition de Craonne. Sa présence à Venise ne la surprend pas, mais tout ce qui l’intéresse c’est de savoir si elle l’invitera ou non à son émission. Elle pense qu’il perd un peu la tête, ce que Wandrille conteste.

Wandrille, jusque-là silencieux, trouve que Pénélope parle trop. Elle est en train de jouer à la meilleure amie de Rosa, elle fait alliance avec Gaspard, c’est beaucoup. Heureusement, elle ne dit rien à propos du Rembrandt, et ne parle pas non plus de l’assassinat de Lamberti. Ils ne disent pas à la romancière qu’ils ont découvert la planque des écrivains français. Si elle fait vraiment partie du club, elle doit connaître. Mieux vaut ne pas avoir l’air au courant, et la laisser parler. Rosa, en professionnelle, jacasse beaucoup mais ne lâche rien.

Wandrille et Gaspard se tutoient, depuis l’accident. À Paris, ils se disaient vous. Ce qui ne veut pas dire qu’ils soient devenus intimes.

« Je croyais, Wandrille, que tu détestais Venise ? Je me souviens encore de ta belle sortie au café, rue Bonaparte.

— Tu sais, je change souvent d’avis. Je haïrai à nouveau Venise quand je serai revenu à Paris. Et toi, tu verras, tu t’inscriras dans une salle de sport. »

De retour à la Pensione Bucintoro, vers six heures, Pénélope, sous sa douche, a l’impression d’être debout depuis quarante-huit heures : le cimetière, l’aller-retour sur l’île noire, les mélanges d’alcool chez Rosa. À Venise, tout va vite. Wandrille note dans un carnet tout en parlant : « Ce Gaspard, tu le supportes ? Il t’a draguée sous mes yeux, moi qui l’avais soigné !

— Le pauvre, il m’émeut. Tu trouves qu’il m’a draguée ? Je n’ai pas du tout senti ça comme ça… »

Pénélope, sèche-cheveux en joue, hurle : « Mon colloque ! Il reste une heure avant le cocktail de clôture ! J’ai plein de collègues à saluer, et Crespi…

— Mon Dieu, il faut que tu te montres, ils ne vont pas te reconnaître, depuis le temps, je t’accompagne ?

— Fais ce que tu veux, moi j’y cours…

— Il ne faudrait pas que tu rates la synthèse finale. Si je t’attends sur la place vers sept heures, ça irait ? Je pense qu’il ne faut pas trop que tu te promènes toute seule… On ne sait toujours pas qui a tué Novéant, qui a tué Lamberti, je ne serais pas étonné qu’on nous observe.

— L’inconnu du Paris-Rome, je t’en ai parlé, après sa conférence d’une heure vingt m’a proposé de me faire une visite exhaustive du sestiere de Dorsoduro, où il habite (il a bien sûr tenu à le préciser).

— Tu lui as dit que tu préférais qu’il te donne la mort tout de suite ?

— C’est vrai qu’il a une tête de tueur. Trop ennuyeux pour ne pas être malhonnête. »

11

Pour en finir avec les gondoles

Venise,

lundi 29 mai 2000, fin d’après-midi

Le colloque se termine par ce qu’on appelle une table ronde : autour d’une table rectangulaire, des invités d’importance minimale lisent chacun pendant dix minutes un exposé maximal et ne dialoguent jamais entre eux, manière d’évacuer toute une série de sujets pour qu’au moment de la publication des actes on n’aille pas dire que personne n’y avait pensé. La liste de ces passionnants problèmes a été distribuée, Pénélope, qui arrive à la toute fin, y jette un œil compatissant : quelles gondoles étaient réellement utilisées pour les régates ? La Mascareta était-elle réservée aux femmes ? La Caorlina pouvait-elle avoir huit rameurs au lieu de six ? Peut-on parler d’une esthétique de la gondole funèbre ? À quoi servait vraiment la Desdotona  ? Quel est le secret de la peinture noire qu’on utilisait au XVIIIe ? Pénélope n’a rien écouté.

Elle pense. Qui a placé un chat à la tête tranchée parmi les moulages de la chapelle de l’École des beaux-arts ? Forcément quelqu’un qui savait que Jacquelin de Craonne y viendrait ce matin-là. Ce pouvait être bien sûr Craonne lui-même. Car la seule autre personne à le savoir, c’était Wandrille. Elle élimine cette hypothèse absurde. Peut-être devrait-elle lui demander de chercher du côté de sa rédaction, de celle qui lui a commandé ce sujet par exemple. Inutile de demander à Craonne à qui, parmi ses proches, il avait fait part de ce rendez-vous aux Beaux-Arts. Elle a l’intuition qu’il ne dira rien.

L’esprit de Pénélope sort du palais par la fenêtre, les reflets du jour qui tombe sur le Grand Canal sont d’un vert très pâle, rafraîchissant. Elle se redresse, le directeur vient de poser ses béquilles sur la tribune et de s’asseoir.

Le professore Crespi a offert une conclusion magistrale, il n’a remercié personne et a parlé, sans note, en faisant rire tout le monde, d’un sujet que nul n’avait pensé à traiter : les gondoles au cinéma.

Toute la faune colloquante est alors sortie dans le hall, parmi les bustes et les plateaux de petits fours. Chacun semble heureux et fier d’avoir tenu bon. L’inconnu du Paris-Rome a annoncé qu’il restait encore deux semaines, puisqu’il a la chance désormais d’habiter Venise, et revenant une seconde fois à la charge, apportant une coupe de Laurent-Perrier à Pénélope : si elle voulait profiter de ses lumières, il tenait à lui laisser son numéro de téléphone.

Wanda Coignet est venue assister à la dernière journée, au premier rang. Son voisin n’est pas un inconnu pour Pénélope : c’est maître Vernochet, le commissaire-priseur qui l’a aidée à débrouiller le mystère de la tapisserie de Bayeux et qu’elle a retrouvé maniant le marteau des enchères à Versailles. Il a acheté un palais à Venise, un bijou d’architecture sur le Campo Santa Maria Formosa, dont tout le monde dit qu’il l’a arrangé avec un goût fou, des coq-à-l’âne d’œuvres anciennes et d’art contemporain, de l’artisanat péruvien et des sculptures africaines, un lit en bronze monumental et des livres partout. Pénélope s’échappe du Paris-Rome pour aller l’embrasser.