« Là, un buste de Napoléon ! Tu as vu, Carlo, la taille du socle, vous êtes gonflés, il faut presque s’accroupir pour le voir.
— On l’a mis à taille réelle. Ça devait faire cette impression-là quand on le rencontrait. Mais regarde, là-bas, on a l’encrier avec lequel il a signé le traité de Campo Formio, avec plume d’époque, c’est un petit musée napoléonien caché ici, tu sais…
— Vous avez le génie des statues à double entente, j’avais déjà repéré le socle du Colleone, tellement haut qu’on ne voit plus son visage.
— Mais non, tu interprètes mal, c’est pour le rendre plus sublime. Tu soupçonnes les Vénitiens des pires intentions à ce que je vois, il est temps que tu changes d’avis ! »
La maquette du dernier bateau de parade des doges de Venise se trouve au centre de la salle voisine. C’est le vice-amiral marquis Amilcare Paolucci delle Roncole qui l’a fait faire, l’objet est aussi chatoyant que le nom de son commanditaire. Le Bucentaure a été éventré en 1798, transformé en prison flottante, détruit en 1824, brûlé sur l’île de San Giorgio. Le trône du doge se trouvait à l’arrière. Carlo est intarissable. Pour une fois qu’il a Pénélope pour lui tout seul. Après une guerre de douze jours, Venise est tombée le 12 mai 1797. Pénélope se dit qu’elle tiendra peut-être moins longtemps. L’année suivante, en janvier, à la suite du traité de Campoformio, Bonaparte, à qui l’humiliation de voir Venise soumise ne suffisait pas, la donne aux Autrichiens. Dès 1801…
Pénélope cesse d’écouter.
Carlo voyant son regard vague passe à l’attaque. Devant le Bucentaure, il lui prend la main, l’attire à elle, l’embrasse avec plus de fougue que n’en mit aucun doge à célébrer ses fiançailles avec les flots. Pénélope, chavirée, ne s’y attendait qu’à moitié, ou plutôt n’osait s’y attendre. Elle lui enlève ses lunettes à ce grand garçon, pose sa tête contre son pull marin en coton. Ils sortent ensemble en adressant un clin d’œil au doge Angelo Emo.
Carlo est sans détour. Il connaît un hôtel à deux pas, c’est un de ses amis qui travaille à l’accueil, la vue depuis les chambres est très intéressante. Pénélope ne répond pas vraiment. Elle se tait. Elle sourit.
Wandrille n’arrête pas de lui faire des remontrances. Il lui serine qu’elle est en danger, alors que de toute évidence personne ne la menace. Il ne s’intéresse qu’aux ratiocinations de Craonne, vieillard avancé, et aux délires de Rosa, une folle. Il ne cesse de critiquer Venise et les Vénitiens, et fait celui qui connaît la ville à la perfection. Il lui gâche le plaisir de découvrir. Gaspard est aussi tête à claques qu’il en a l’air. Elle est épuisée. Personne ne s’est intéressé à son travail ici, ses recherches sur les gondoliers de Versailles, personne ne lui a demandé si cette communication lui avait donné du mal, ce qu’elle avait découvert, si ça l’avait amusée de travailler sur ce sujet, elle n’en peut plus à la fin, personne ne se préoccupe de ses recherches, de son métier, de sa vraie vie, personne sauf Carlo. Voilà, ça devrait suffire, si jamais elle avait des justifications à trouver et des comptes à rendre.
Pénélope, comme si elle plongeait dans le canal, n’a dit ni oui ni non. Elle a suivi Carlo.
14
Où Pénélope se livre à un assez rapide voyage de noces
Venise,
mardi 30 mai 2000, dans l’après-midi
Carlo avait déjà dans sa poche les clefs de la chambre 18 — quelle organisation —, le jeune portier de l’hôtel ne leur a pas adressé un regard.
« La chambre des voyages de noces, la plus belle de l’hôtel…
— Tu vas un peu vite, non ?
— C’est du théâtre. Dis-toi que tu joues un rôle, que tu répètes pour quand tu reviendras avec un vrai mari. Vous allez bien finir par vous marier, ton ragazzo et toi… »
Rien n’avait été négligé : rideaux de soie blanche, coussins de soie rouge, fleurs fraîches dans un vase d’opaline, et le détail qui tue, un immense miroir rococo sur tout un mur dans lequel se reflétait le lit, navire de parade doré lui aussi comme au XVIIIe siècle. Un angelot de stuc, joues gonflées, regardait les draps en faisant semblant de souffler dans sa trompette bouchée, symbole conjugal sans doute, remarqua Pénélope. Carlo fixa sur la porte l’écriteau « Si prega di non disturbare », on est prié de ne pas déranger.
Il était trois heures de l’après-midi. Elle trouva que ces sculptures dorées et tous ces rideaux, cela avait un petit côté Bucentaure, bien dans l’esprit de cette visite consacrée à l’histoire des beautés maritimes de la ville.
Ce qui se passa ensuite, Pénélope n’en parla plus qu’au passé simple et à l’imparfait. Elle y repensa souvent. Ce fut sa crise de folie vénitienne.
Carlo retira ses lunettes, geste érotique. Quatre secondes plus tard il était nu et les seins de Pénélope étaient flous. Elle était en lentilles de contact. Elle aima les yeux de myope de Carlo. Elle avait froid aux pieds, à cause du sol vénitien en tesselles de mosaïques roses et noires. Elle le dit, puis se tut. Il lui réchauffa les pieds en apportant une précision de vocabulaire : « Ce que tu appelles des tesselles, ici on dit le tramezzo, c’est très courant à Venise. Tu trouves ça beau ? Tu t’en souviendras ? » Elle se laissa adorer comme une Vénus antique repêchée par un marin.
Elle raconta tout, dès le lendemain, à Léopoldine, sa confidente : pour la qualité de la viande, Wandrille, très sportif, avec ses abdos et ses pectoraux, sa natation trois fois par semaine et ses exercices en salle restait hors concours — si les garçons entendaient ce que se racontent toutes ces filles qu’ils idéalisent, ils seraient horrifiés. Léopoldine se crut obligée de dire ça, avide d’en savoir davantage. Cette rengaine de lycéennes prolongées les occupa cinq minutes, passage obligé qui justifie la salve de questions crues que Léopoldine suggéra ensuite : « On connaissait le Maure de Venise, Mort à Venise, mais toi, c’est mords-moi à Venise, ton histoire ! » Léopoldine proposa même de venir, la semaine suivante, pour la biennale, puisque Marc, son mari, serait accaparé par un convoiement de tableaux pour une exposition à Madrid. Pénélope expliqua qu’elle n’était pas prêteuse et qu’elle voulait bénéficier encore un peu toute seule de son conservateur spécialiste des musées maritimes. Léopoldine en profita pour poser à nouveau une bordée de questions. Pénélope, qui n’attendait que cela, reprit un peu le sujet d’un point de vue général, puis enchaîna le thème et les variations. Le sujet qui occupa les dix minutes suivantes ce furent donc les variations, celles que Carlo avait commencé à interpréter avec virtuosité. Là l’Italien était imbattable et Wandrille avait un incontestable côté radoteur, disque rayé, petit déjeuner parfait, mais toujours pareil. Pénélope avait apprécié la variété des variations. Carlo était un vrai musicien, et c’est un sport aussi — il avait été pendant trois heures violoniste, accordéoniste, gambiste, triangliste, il avait alterné andante, allegro, allegro molto. Pénélope avait succombé à cet orchestre qu’elle avait fait semblant de diriger du bout des doigts, en vrai Toscanini de l’oreiller. Léopoldine crevait de jalousie.