Ce qu’elle ne put raconter à Léopoldine, c’est que cette symphonie sans auditeur avait une spectatrice.
Derrière la grande glace sans tain, dans un cabinet exigu et secret que le patron de l’hôtel avait l’habitude de louer une fortune à de vieux Vénitiens de sa connaissance, Rosa Gambara n’en avait pas perdu une miette.
Avec un caméscope numérique emprunté à un des assistants de son émission, elle avait filmé l’intégralité de la séance.
Il y eut même un moment où elle faillit se trahir par un gémissement déplacé, Pénélope se révélant d’une souplesse insoupçonnée, mais l’importance de l’enjeu l’obligea à rester maîtresse d’elle-même. Rosa ne sortit de l’hôtel qu’une heure après le couple, par prudence. Elle déposa l’enveloppe convenue sous le vase de fleurs qui se trouvait sur la console de la réception. Trois heures d’images en boîte, ce qui aurait été compliqué et un peu plus bruyant avec un caméscope à cassettes. Cela lui avait coûté cher. Elle avait vu tout ce qu’elle voulait voir, absolument tout, et plus encore. Elle se félicita des progrès de la technologie.
15
Les piapias de Rosa
Venise,
mercredi 31 mai 2000
Rosa a passé la journée du lendemain à bavarder avec Pénélope. L’affaire des tueurs lancés contre les écrivains agite Paris. Pénélope doit maintenant cacher que, parmi les œuvres de ces auteurs si importants dont on a juré la perte, elle n’a rien lu. Pénélope a eu déjà fort à faire avec ses études d’histoire de l’art, les musées, les visites dans les grands musées en région, comme on dit pour ne plus dire « musées de province », et à l’étranger, les fiches sur les œuvres. Elle achetait des cartes postales, pas des livres de poche. Voilà comment on réussit des concours difficiles en histoire de l’art, puis on commence à travailler, on se lance dans la vraie vie — sans avoir jamais lu beaucoup de romans contemporains.
Par chance, Rosa est très bavarde et un peu alcoolique. Elle boit, elle raconte. Pénélope se contente de relancer la discussion, de refuser, d’abord un verre sur trois, puis un sur deux. Par prudence, Pénélope a fini par lui dire qu’elle n’avait pas lu les livres de son amie, et s’était attiré cette réponse : « Quelle chance vous avez, ma petite, de grands moments de bonheur vous attendent. » Rosa ne dit jamais rien des livres, comme un historien de la peinture qui ne décrirait jamais les tableaux. La grande prêtresse de la critique joue avec les noms, parle des auteurs comme de petites pièces sur son échiquier. Elle sait qui a couché avec qui en quelle année, combien de fois, à quelle occasion, elle sait qui a voté pour qui dans quel jury de prix et pour quelles raisons, qui ne sont jamais liées à l’amour des textes. C’est une vraie science, une sorte d’astronomie de la trahison où il faut savoir jongler avec les planètes, prévoir les éclipses, attendre le retour des grandes comètes.
Ce jour-là, elle téléphone beaucoup aux uns et aux autres. Elle est presque déçue. Personne n’arrive à avoir vraiment peur. Certains lui ont même dit qu’Achille Novéant pouvait s’être suicidé. Pour d’autres, l’hypothèse du suicide ne tient pas, les portes de la suite turque auraient été enfoncées. C’était écrit dans La Repubblica. Mais ça, la police n’en a rien dit lors de la conférence de presse. Personne ne sait ce qui s’est vraiment passé cette nuit-là dans cette chambre.
Certains écrivains ne sont pas menacés et en souffrent de manière si visible qu’on a presque envie de les plaindre. Une pétition a été lancée, pour soutenir le clan des Vénitiens : aucun des maîtres de Venise n’a signé, ni d’Ormesson, ni Leblanc, ni Craonne…
Gaspard Lehman rend la nouvelle génération très envieuse. Paul Collet, dont le dernier roman, Le Bonheur des Campielli, se passe entièrement en Vénétie, mais pas à Venise, enrage, il avait voulu faire son petit malin en contournant la Sérénissime, pour « éviter les ponts aux ânes », bien fait pour lui, il sera moins méprisant avec les ânes la prochaine fois. La vie littéraire vue par Rosa Gambara est une comédie.
À ce compte-là, elle ne pouvait pas avoir peur. Elle semblait invulnérable. La vie dans le palazzo continuait comme de coutume. Pas la moindre visite de voisins italiens, les allées et venues de la cuisinière, les progrès des Polonais qui commençaient déjà à raccrocher les tableaux du premier étage, les après-midi de lecture en diagonale des caisses de livres qu’on lui expédiait. La cuisinière ouvre les enveloppes, sur la terrasse, avec son épluche-légumes, un spectacle que Pénélope, qui s’empara pour l’aider d’un couteau à gigot, n’oublierait pas. Rosa, en chasuble de prêtresse de Delphes, surveillait l’avancement du travail en chantant des airs de Carmen.
« Nous sommes au cœur du cyclone, on croit qu’on est à l’abri ici, tout est calme, mais je vous le dis, ça ne va pas tarder à déraper…
— Vous inviterez Jacquelin de Craonne à votre émission ?
— Le pauvre vieux ! »
Son assistant est venu préparer l’émission, dont la date venait d’être fixée. Pour la première fois, le Palazzo Gambara serait filmé, on placerait des projecteurs sur la terrasse. En direct, elle recevra quelques romanciers de Venise et le chef de la police de la ville, qui a accepté de venir à condition de ne rien dire de l’enquête en cours mais de pouvoir parler de Balzac, son auteur favori. Rosa lui a demandé de raconter un livre que Pénélope n’a pas lu non plus, Une ténébreuse affaire, premier roman policier de la littérature française. On allait battre des records d’audience. Pour la première fois depuis dix ans, l’émission passerait avant vingt-trois heures.
Pénélope se jette dans la romance vénitienne la plus nunuche avec un plaisir fou. Elle ne pense plus qu’à Carlo, au moment où elle le cherchera des yeux sur le Campo Santa Maria Formosa où ils ont décidé de se retrouver pour déjeuner, elle lui sourit, elle se fait peine. Jamais avec Wandrille ça ne s’est passé comme ça, sauf peut-être les trois premiers jours. Elle a appelé Léopoldine à nouveau, c’est délicieux, elle s’inquiète.
Wandrille ne s’aperçoit de rien, il a dormi comme un loir, il ne se lasse pas de Craonne et a fini par prendre au sérieux la couverture-alibi que Pénélope lui a fournie : il enquête sur les comités pour sauver Venise, et a déjà vendu une page sur ce sujet à un grand magazine anglais. Il découvre une Venise nouvelle, sans les souvenirs de voyage de noces de ses parents, et il a l’air lui aussi d’y prendre goût : « J’aime le bruit des roulettes du plateau du petit déjeuner qui arrive, un peu assourdi, dans les couloirs des bons hôtels, pas toi ? Tu sais, je sympathise beaucoup avec cette dame corpulente qui a un nom de poisson. L’an dernier, elle avait invité toutes ses amies au Harry’s Bar pour fêter ses cent kilos. Elle est époustouflante. Tu n’imagines pas sa dernière idée. Elle veut devenir présidente du comité de coordination des comités, créé pour mettre fin aux clochemerleries internationales. Tu l’imagines en arbitre !