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— Cela va être balkanique ! Elle enverra tout le monde restaurer des trésors chez les Slovènes et restera seule à Venise ! Il te parle un peu alors, le vieux Craonne ?

— Il me mène en bateau. Je reste sur ma première impression : cet homme est incapable, ne serait-ce que physiquement, d’être un assassin. Et toi, avec Rosa ?

— Rien. Elle fait comme si elle n’avait jamais visité la cachette des écrivains, elle fait semblant de croire que ça n’existe pas, que c’est une des jolies histoires vénitiennes qu’on aimait raconter à la génération de Crespi. Soit elle me prend pour une idiote et je dois rester sur mes gardes, soit je dois la prévenir de faire attention. Reste Gaspard. J’ai fait une vérification hier. J’ai appelé la secrétaire du Louvre, tu sais, ma grande amie. Elle a vérifié à quelle heure Gaspard était passé au poste de sécurité pour qu’on le conduise en haut de l’arc de triomphe du Carrousel. Elle a tout reconstitué en interrogeant le chef des pompiers : il avait bien appelé la veille vers dix-huit heures pour demander si c’était possible, expliquant qu’il était écrivain et qu’il avait besoin de situer une scène à cet endroit, se recommandant de toi, figure-toi. Il appelait donc bien après t’avoir eu au téléphone.

— C’est ce que j’avais déduit.

— Mais le lendemain, il n’est pas arrivé comme il te l’a dit à neuf heures. Il est passé au poste de sécurité, le pompier de service a signé le cahier de décharge des clefs à onze heures quinze.

— L’heure à laquelle nous quittions l’École des beaux-arts.

— Cela veut dire que lorsque vous l’avez découvert sur l’arc, il venait d’arriver…

— Et qu’il avait donc très bien pu nous précéder aussi dans la chapelle, y placer le chat, pour que nous le découvrions dix minutes plus tard. Il a la dégaine d’un étudiant des Beaux-Arts, personne n’a dû prêter attention à lui, le gardien a pu penser qu’il apportait du matériel pour une œuvre…

— Ce serait lui qui aurait lancé l’avertissement…

— Il savait que tu venais là avec Craonne, que le vieux serait plongé dans la nostalgie vénitienne…

— Pénélope, tu as raison. C’est possible. Mais pas certain. Et ça ne lui permet pas d’aller tuer quelqu’un à la Villa Médicis le soir même.

— Pourquoi pas ? La police vérifiera les passagers des vols du soir…

— Ça veut dire que Rosa est en danger. Tu dois l’avertir.

— Pas facile. Gaspard ne la quitte pas. Il vit chez elle, avec elle. Il la surveille.

— Mais avec son bras en écharpe, il n’est pas capable de la lancer du haut de son altana, elle doit peser plus que lui…

— Je vais passer les voir ce matin, toi tu retrouves ton écrivain.

— On en surveille chacun un, plus la Coignet, qui sait tout de la vie du village. »

16

Austerlitz au Harry’s Bar

Venise,

mercredi 31 mai 2000, début de soirée

Wandrille au Harry’s Bar, sans se soucier de Jacquelin de Craonne qui s’est assoupi sur la banquette, bavarde avec Wanda Coignet, sa nouvelle amie. Elle reconnaît qu’elle a un moins beau palais que celui de Rosa — où elle n’a jamais été reçue. Elle enrage, gouailleuse, devant Wandrille aux anges : « Cette femme pourrait nous aider, avec son émission, lancer des appels pour sauver Venise. Mais elle a bien trop peur, elle n’a jamais accepté que l’émission se déroule chez elle. Elle n’ose pas montrer ses splendeurs, elle a peur qu’on s’intéresse un peu trop à elle. On dit qu’elle a un Titien…

— Un vrai ?

— Ou pas, c’est le Titien à sa mémère, comme on dit.

— Très bon. Dommage que je ne puisse pas écrire ça dans mon article, c’est intraduisible en anglais.

— Tant mieux ! J’arrête mes mots d’esprit si vous n’êtes pas capable de les traduire. On va redemander des Bellinis. Vous y êtes allé, chez la diablesse ?

— C’est un palais de sa famille si j’ai bien compris…

— Pourquoi sa famille avait-elle un palais ? Étaient-ils amiraux de la République, doges ou sénateurs, rien de tout cela. La vérité, je peux vous la dire, elle se trouve dans tous les livres d’histoire. Sa grand-mère était une égérie mussolinienne, la meilleure amie de Clara Petacci, vous savez, qui a fini avec son amant le Duce pendue à un crochet de boucher. La grand-mère de la Gambara a eu plus de chance. Elle était la secrétaire du comte Galeazzo Ciano, le gendre redoutable, avec ses cheveux gominés et ses airs ringards, un assassin, un profiteur. Elle était évidemment sa maîtresse. Ce salaud lui a légué discrètement ce palais, acheté avec l’argent volé aux familles du ghetto peu avant qu’il ne tombe en disgrâce. Après la guerre, elle a tout gardé, elle a fait un beau mariage, c’est facile avec un palais pareil, et c’est nécessaire, pour l’entretien. Ils sont tous restés fascistes dans cette famille, comme bien des gens en Italie du Nord. Si j’allais raconter tout ça à la télévision française, vous croyez qu’on garderait son émission ? Je suis bonne fille, moi la Coignet, une brave cantinière de la Grande Armée de Napoléon, je la boucle. Il me suffit qu’elle sache que je sais. Je le lis dans son regard quand on se croise. Elle a peur.

— Vous croyez qu’on peut prouver ça ?

— Il suffit de regarder son passeport. Elle ne s’appelle pas Rosa. Son vrai prénom, celui que sa mère portait déjà, c’est Benita ! Rosa ! Comme la mère du Duce ! C’est son surnom d’enfance.

— Elle ne l’a pas choisi…

— Je ne vous dis pas qu’elle est fasciste aujourd’hui, mais qu’elle dort sur un trésor fasciste. Un palais plein de tableaux, d’argenterie, de meubles en “laque pauvre”, vous savez ce qu’on appelle la “laque pauvre” ? C’est typiquement vénitien, des imitations de laque faites avec de petits personnages en papiers découpés et vernis, et comme son nom ne l’indique pas, alors que c’était un travail populaire des artisans d’ici au XVIIIe, ça vaut des fortunes chez les antiquaires. Son palazzo était le lieu de rendez-vous de toutes les Chemises noires. Vous savez, Ciano et sa clique ont laissé bien des choses ici…

— C’était il y a plus d’un demi-siècle…

— Les anciens fascistes, il n’y a que ça à Venise, ils se sont reconvertis dans le commerce d’art, le tourisme, la pasta aux vongole, mais ils sont tous encore là, leurs enfants, leurs petits-enfants, ils se connaissent, ils s’aident, ils se tiennent par la barbichette. Je connais tous leurs noms, je pourrais écrire un annuaire si je voulais… Elle par exemple, vous croyez qu’elle s’appelle Gambara.

— Un nom vénitien. Un nom de doge.

— Foutaises. C’est sa mère et sa grand-mère qui étaient vénitiennes. Elle a eu le palais par les femmes. J’ai même lu qu’elle était princesse, elle ! Si elle est princesse, moi je suis impératrice ! Son père était français, plâtrier, devenu petit entrepreneur, un homme modeste, lui, il ne s’appelait pas Gambara. Il s’appelait Gambier ! Gambier ! Elle a pris ce nom pour faire croire qu’elle est d’ici, en fait je crois qu’elle est allée piocher dans un roman de Balzac. Ça vous dit quelque chose Gambara de Balzac ? Dites, je crois qu’il se réveille notre protégé, on va lui commander du whisky, c’est lequel son préféré ? Vous savez ça, vous… »