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Mort à Pénélope !

Venise,

mercredi 31 mai 2000, dans la soirée

Craonne est sorti seul, pour la première fois, par la petite porte de l’Alliance française. Venise lui fait du bien. Il se sent rajeunir grâce à ce Wandrille, si bien élevé, si sympathique, qui écrit dans des magazines tellement lus, qui a décidé de le protéger. Mais il ne faudrait pas le mettre en danger, ce garçon, il est un peu chien fou. Ce jeune homme en sait déjà trop, par sa faute à lui, Craonne. Il se trouve trop bavard. S’il lui raconte tout ce qu’il sait, les tueurs voudront s’en prendre à lui. Il ne doit pas le mettre en mauvaise posture. Le meilleur moyen, c’est de s’échapper. Quand on est poursuivi, il ne faut pas rester deux jours de suite au même endroit. Il est revenu à Venise, il est retourné au Fortin, la mémoire lui revient, tout cela est bien. Ce soir-là, il a pris son petit sac de voyage, et il s’aventure sans crainte dans ces ruelles qui ont tant fait rêver ses lecteurs…

Une heure plus tard, la directrice de l’Alliance française appelle Wandrille. Son hôte est introuvable. Elle est passée le chercher au Casino Venier pour l’emmener dîner, personne, ses affaires aussi avaient disparu. Le grand écrivain se faisant la malle, invraisemblable. Il lui avait dit que s’il lui arrivait quoi que ce soit, Wandrille était à prévenir en premier. Elle a averti pourtant d’abord la police de Venise, et l’ambassade à Rome. Elle a aussi appelé à l’aéroport, pour que Craonne soit retenu, s’il se présentait, avec tous les égards dus à son statut d’hôte privilégié — Craonne est membre correspondant de l’Accademia dei Lincei, l’équivalent italien de l’Académie française, les officiers qui contrôlent les passeports sont censés se mettre au garde-à-vous et filer doux. En Italie, la culture est très respectée par les douaniers.

Wandrille ne songe pas un instant à une fugue. S’il a disparu en fin d’après-midi, Craonne est peut-être déjà froid à cette heure-ci. Wandrille doit agir. Pénélope le regarde partir : « Où vas-tu ? Ça ne sert à rien.

— Au Casino Venier. Tu veux voir ? C’est un ancien petit bordel avec miroirs d’époque, très coquet.

— Mais c’est justement là qu’il n’est pas.

— Je veux voir par moi-même, sa chambre. Il a peut-être laissé une lettre. Il ne m’a rien dit. J’ai passé la journée avec lui.

— Il n’était pas franc avec toi, ça se voyait.

— Si tu changes d’avis c’est facile à trouver : place Saint-Marc, tu passes sous la porte du carillon des deux Maures, devant chez Cartier, tu tournes à gauche, tu arrives devant Ferrari, c’est à droite. »

Wandrille est parti seul, dans la nuit. Il a promis d’être de retour avant une heure du matin, de téléphoner. Pénélope, en temps normal, se serait imposée. Elle aurait exigé de l’accompagner. Cette fois, elle n’a rien dit. Elle s’est assise sur le lit, contente au fond de se retrouver seule.

Elle était décidée à faire un peu mariner Carlo, mais depuis le déjeuner, qui avait été un rêve, elle n’avait pas cessé de s’empêcher de l’appeler. Wandrille était à peine sorti, que Carlo téléphone, comme dans un vaudeville. Elle laisse sonner huit fois, décroche, et tout de suite c’est le ton de voix de son nouvel amoureux qu’elle ne reconnaît pas. Il a l’air agité. Il lui demande de venir le rejoindre. Il veut lui parler. Il est devant le Colleone. Il ne peut rien lui dire encore. Pénélope, priant le ciel de ne pas croiser Wandrille, met ses lunettes de soleil, son foulard, et sort.

Elle se promène, la nuit, sans angoisse. Venise lui appartient. Elle va retrouver Carlo. Le chemin qui mène au Campo San Giovanni e Paolo, elle le connaît désormais par cœur.

Elle n’a pas vu l’ombre qui arrivait.

Derrière la statue du condottiere, un homme se cachait. Elle a senti qu’on l’empoignait à bras-le-corps, une main sur sa bouche. Elle n’arrive pas à croire que dans deux secondes… Un coup sec, on la projette en avant, dans le canal.

Pénélope fouettée par le choc de l’eau froide s’est évanouie. Elle aspire de l’eau glacée. Elle revient à elle en un instant. Assez pour sentir sa bouche et son nez se remplir de vase saumâtre. Elle est au fond, n’arrive pas à remonter. Il faut qu’elle trouve la force de donner un coup de pied. Elle n’y arrive pas. Un courant plus fort la plaque, elle est allongée, elle se laisse entraîner. Elle sait qu’au moment où, par réflexe, sa bouche va s’ouvrir, ses poumons vont se remplir, et ce sera la mort.

DEUXIÈME INTERMÈDE

Qui se souvient du bal du siècle ?

Venise, palais Labia, 3 septembre 1951

Depuis le début de la journée, « Don Carlos » sait qu’il a eu raison de rêver cette soirée dans ses moindres détails avant qu’elle ne commence. Ceux qui disent que les amphitryons ne profitent jamais des fêtes qu’ils donnent n’y connaissent rien. Carlos se souvient de La Tempête, pas celle de Giorgione, celle de Shakespeare, et de cette phrase qui l’avait frappé dans son enfance : « Nous sommes faits de la même étoffe que nos songes. » Cette fête-ci, Carlos en profitera même après sa mort. Dommage que Winston Churchill n’ait pas pu venir ; sa femme, Lady Clementine, lui racontera. Don Carlos est habillé en patricien, avec une immense perruque blanche, une robe écarlate qui lui donne l’air d’un portrait sans cadre, le visage un peu trop plâtré et poudré, il a chaussé de petites échasses comme on le faisait au XVIIIe, ses domestiques, portant des flambeaux, lui donnent du Monsieur le baron, ses amis l’appellent tous Charlie.

Don Carlos, Charles, Charlie, ancien élève d’Eton, châtelain de Groussay, Mexicain, Italien, Français, neveu d’un des plus grands donateurs du Louvre, avait décidé de rêver sa vie comme s’il était un Grand d’Espagne du Siècle d’or, habitué de l’Escurial et de la cour de Philippe II. Ce soir, il ouvrait au monde son chef-d’œuvre, son palais restauré avec une fantaisie absolue, qui échapperait dans ses détails aux mondains peu instruits qu’il avait conviés, mais qui retiendraient l’essentiel : ce soir il inventerait un style. Qui se souvient de la soirée de baptême du style Louis XV ? On se rappellera la soirée qui lança le style Beistegui, et ensuite on viendra voir le Labia depuis les extrémités les plus chic de l’Ancien et du Nouveau Monde. Carlos veut être respecté, admiré, imité. Il vole dans son manteau rouge de salon en salon, comme s’il survolait son triomphe à venir, c’était si beau ce palais, c’était si nouveau, retrouver la joie, le plaisir, le bonheur de s’éblouir soi-même. Et personne ne verrait, au milieu de cette féerie, ce qui se passera de réellement important ici, ce soir.

Le spectacle, avec les musiciens, ce sera celui des « entrées », réglées par Boris Kochno. Comme au théâtre, on verra s’avancer Orson Welles, Barbara Hutton, l’Aga Khan et la Bégum, Leonor Fini, Alexis de Redé, Arturo Lopez, jouant l’empereur de Chine, Georges Geoffroy, en oiseleur deux pas derrière lui, Paul Morand et Coco Chanel, Fulco di Verdura, Elsa Maxwell, Mimi Pecci-Blunt, le prince Jean-Louis de Faucigny-Lucinge… Il y aura Laura Bagenfeld, l’héritière des aspirateurs suisses, Jacqueline Mikhaïloff, la seule collectionneuse d’art contemporain que Peggy Guggenheim accepte de considérer comme une rivale, le peintre Gossec, toujours aussi inquiétant, heureux que Balthus ne soit pas là, et l’amiral sir Miles Messervy qui dirige, c’est un secret de polichinelle, les services d’espionnage britanniques. Les danseurs de la troupe du marquis de Cuevas se lanceront dans un rigodon du diable, les pompiers de la ville formeront une pyramide musclée copiée sur une estampe ancienne. Trois dames en robe et masque noir entreront, comme dans Don Giovanni de Mozart : Cora Caetani, Tatiana Colonna et Jacqueline de Ribes, la plus belle des trois, les épaules nues.