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On a proposé à Don Carlos de filmer, il a refusé. Il a dit non aux journalistes. Si on veut créer un mythe, exclure les journalistes est une astuce assez simple. Il y aura des dessinateurs, Alexandre Serebriakoff prépare déjà ses tableaux à l’aquarelle. On a laissé entrer des photographes qui sont de grands artistes : Cecil Beaton — avec son collet d’abbé, on le prendrait pour le jeune Casanova —, Robert Doisneau, André Ostier, moins connu mais très doué. Surtout pas de caméra, il faudrait des projecteurs, cela tuerait le subtil dosage des lumières. Un film se démode, un rêve, non.

Pour devenir vraiment doge de Venise, il faut inviter les Vénitiens, leur parler, les reconnaître, les aimer sans avoir l’air de les humilier en leur jetant des piastres et des ducats. Donner une immense réception mondaine et faire défiler l’Europe élégante devant des badauds sarcastiques et exclus, c’est le secret pour se faire haïr, pour se faire traiter de Mexicain ou, pire, de Français. À Canareggio, sur la place, on lancera des danseurs, on escaladera des mâts de cocagne, ce sera une vraie fête du XVIIIe siècle, les tonneaux seront en perce, on débitera des jambons et des poésies, et après deux heures du matin, on laissera sortir les farandoles d’invités déguisés. C’est son idée, faire rire les Vénitiens, les épater, les gondoliers, les vendeurs de cartes postales. Ils danseront avec Dalí, les Duff Cooper, les Dreux-Soubise — Mimi de Dreux-Soubise portera ce soir la copie du fameux collier de Marie-Antoinette qu’on se transmet dans sa famille, la monture est fausse mais les diamants sont vrais —, la jeune Natalie de Noailles, avec ses parents, Marie-Laure et Charles, qu’on n’a pas vus ensemble depuis des années, les Jacquelin de Craonne, autre couple en vue, en personnages des contes de Perrault, et même Raoul d’Andrésy, au bras de Raymonde de Saint-Véran.

Un jeune universitaire italien grimpera ce soir-là au mât de cocagne, Daniele Crespi, promis à une carrière brillante — il dirigera l’Istituto Veneto à un âge où il sera devenu moins souple. Le petit orchestre de la place et les musiciens des salons joueront ensemble, ou à peu près, car la cacophonie participe à la joie. Une chenille d’invités entraînera les Vénitiens dans ces salons sur lesquels on a fantasmé en ville depuis des mois, ce sera un joyeux cotillon, ils en parleront encore avec leurs petits-enfants. Même cette liesse spontanée, qui allait tant faire pour sa gloire, Don Carlos l’avait prévue.

Le Campo San Geremia était déjà illuminé. Carlos s’entendait bien avec le maire, et avec le curé, un cher saint homme qui se chargeait lui-même d’allumer les spots du campanile les soirs où il y avait des dîners sur la terrasse pour que le coup d’œil soit plus beau. Il passait souvent, vers minuit, boire un canarino.

Des potiches « bleu et blanc » au-dessus des portes, des dorures sans profusion, des argenteries, des épaves de grandes maisons venues de France, d’Espagne et d’Italie : pendant cinq ans, tout avait conflué vers le Labia, en bateau, en train, en camion… Les plus grands antiquaires du continent avaient mis de côté, repéré, rabattu du gibier pour le compte de « Monsieur de Beistegui » : tout avait trouvé sa juste place, comme les compléments et les subordonnées dans une phrase proustienne qui se déroulerait sur toute une page, dans un ordre parfait, comme si le palais avait déjà existé, autrefois, dans le cerveau de son créateur. Il avait disposé dans l’architecture du salon rouge de grands tableaux de Panini, peut-être pas de la main de l’artiste, mais qui savait vraiment, au XVIIIe siècle déjà, ce que Panini peignait lui-même dans ses compositions colossales avec leurs cascades d’architectures imaginaires. Il avait voulu à côté, en contraste, le salon des tapisseries des Indes, la chambre de parade avec son baldaquin acheté dans un palais à Lucca, le salon des tableaux accrochés sur le décor en stuc, et le salon des jeux où nul n’avait jamais joué, le salon des soieries et, pour finir, blanc et noir, sortie d’une gravure fantastique un peu terrifiante, la salle des amiraux de la République — une invention pure dont il avait dessiné lui-même les détails, avec des obélisques, des rostres et des voiles, pour la plus grande gloire de la Sérénissime, et pour la sienne.

La salle des fêtes ne pouvait pas souffrir les meubles. Ni leur poids, ni leur aspect, ni aucune de leurs fonctions. Cette salle ne devait servir à rien d’autre qu’à des fêtes. C’est elle que Don Carlos faisait découvrir en dernier à ses hôtes. Avant d’y parvenir, il fallait déjà avoir été vingt-trois fois mort d’admiration en traversant les vingt-trois salons précédents, avoir hurlé de jalousie, d’admiration, de surprise, avoir expiré à nouveau dans le grand escalier. Dans cet ultime salon, au centre du palais, aucun tableau.

La salle, haute de dix mètres, était peinte par Tiepolo et c’est elle qui donnait son thème au bal. Ce n’était qu’une fresque, déroulée sur les murs comme une tapisserie. Au fond, Cléopâtre débarquait à Tarse comme si elle était déjà Liz Taylor, avec Marc Antoine à ses côtés. La reine d’Égypte festoyait, sans doute jetait-elle dans son vinaigre une de ses plus belles perles pour s’éclaircir le teint et elle engueulait Richard Burton. Aucun aspic encore, la reine de cette soirée se devait d’être immortelle. Cette nuit, elle sera incarnée par Diana Cooper au bras de Fred de Cabrol. Du haut des fenêtres percées dans les murs de la salle, qui donnaient sur les salons de l’étage supérieur, apparaissait le décor que Don Carlos avait réussi pourtant à imprimer à cette pièce triomphale sans en rien changer, sans la surcharger, mais qui lui donnait ce « style Beistegui » : huit lustres accrochés à des hauteurs différentes, un menuet de cristaux anciens et de bougies électriques, invention toute récente.

Ce palais, il l’avait trouvé en morceaux, en 1948, dans Venise à l’abandon, dans une Italie en miettes, dans une Europe en sang. Il lui avait rendu son honneur, l’avait transformé en une maison digne d’un prince, comme au temps des doges, mieux même — certains doges étaient aux yeux de Charlie un peu, comment dire, « rustiques »… Il n’avait pas pris le temps de se faire beaucoup d’amis ni de se rendre sympathique, il avait séduit des femmes pour vivre selon son standing, sans les aimer semble-t-il, il se fichait bien de la vie des autres. Ce qu’il aimait c’était ses collections, ses meubles, son argenterie, ses tableaux, ses tapisseries, la manière dont il allait agencer, composer, accrocher, décorer, combiner tout cela, comme un artiste qui se voue à ses œuvres. Carlos inventait un art qui n’avait jamais existé seul : l’art du décor. Jusque-là, un décor c’était le décor de quelque chose, avec lui le décor devenait l’essentiel, et cette fête allait lui donner tout son sens. Pour que ce soit parfait, il fallait que le palais soit rempli, avec des visages rares et des visages connus, des costumes d’autrefois, des costumes cubistes et des costumes surréalistes, pour que ce XVIIIe siècle de songe devienne une œuvre d’aujourd’hui.