Le palais Labia est le seul palais de Venise qui ait trois façades. D’ordinaire une seule façade sur le canal suffit à manifester la puissance et le faste. Ici, on peut tourner autour. Carlos a d’abord sauvé les façades, ensuite il a reconstruit l’intérieur. Il disait : « Il faut toujours sauver la façade, la façade vous sauvera. » Une philosophie de la vie. L’achat de la maison voisine lui avait permis de créer des ascenseurs, des dégagements, des chambres en plus, d’ouvrir une terrasse décorée de panneaux de porcelaine dignes de Louis XIV et de cactus de métal dans des pots de théâtre, dessinés pour évoquer sa famille mexicaine au temps de l’empereur Maximilien et de l’impératrice Charlotte. Surtout, il avait évidé deux étages pour s’offrir un autre grand salon, le pendant du salon de Tiepolo, où il avait fait copier une horloge du palais des Doges et transporter des peintures murales venues d’Angleterre inspirées par de grands décors italiens. Il les avait arrachées au duc de Northumberland qui était aux abois, elles copiaient un décor de Carrache et un autre de Guido Reni, c’était à la fois très romain et glorieusement anglais, surtout, désormais, c’était à lui. L’ensemble avait l’air d’être une des parties les plus anciennes du palais, comme si ces fresques on les avait retrouvées sous le badigeon alors qu’elles avaient pris l’avion, en caisses, pour venir ici. Il avait tout fait faire, en surveillant depuis Paris et en écrivant cinq à six lettres par jour où il détaillait tout. Puis il avait meublé, en mélangeant les époques et les styles, les copies et les originaux, pour que cela ait ce grand air seigneurial qui lui convenait.
Pour rendre réelle sa maison de Venise, il avait parcouru la vieille Angleterre : c’est là que se cachaient, dans les manoirs ruinés, les plus beaux tableaux vénitiens à vendre dans les années d’après guerre. Au passage il avait acquis un beau Reynolds qui avait eu la chance de passer à sa portée au bon moment et des paysagistes britanniques qui savaient, comme les Vénitiens, apprivoiser la nature. Il avait installé des meubles authentiques entre deux ou trois faux, encore plus beaux. Il avait acheté le lot des livrées des valets du duc de Hamilton pour le célèbre bal qu’il offrit à Bruxelles, en l’honneur de Wellington, la veille de Waterloo. Pour Don Carlos, ce serait Austerlitz ou rien. Dans le salon des Tapisseries, toutes issues de la suite qui composait la célèbre tenture du Triomphe de Scipion, il avait placé un Louis XIV équestre en bronze sur un socle de marbre, qui lui ressemblait un peu. Dans quelques minutes, les invités arriveraient en gondoles — toutes les embarcations de la ville ont été mobilisées, les admirateurs se pressent aux rives du canal pour faire les premières photos.
Au centre du salon de l’Horloge, sur une table en pierres dures de Florence, une réplique ancienne d’un des quatre chevaux de la basilique Saint-Marc parade devant deux portraits de doges, terrifiants, dans des cadres ovales qui n’adoucissaient pas leurs traits. Demain, Christian Dior, qui signe quelques-unes des plus belles robes — celle que portait Zita Chalitzine, au bras du compositeur Kurt Warum —, lui dira que c’est le coup d’œil qu’il avait trouvé le plus bluffant.
Dans les étages, il avait fait fabriquer des canapés en série, des rideaux à grands carreaux bleus et blancs dans des tissus rugueux et pas chers, les salles de bains contenaient les peignoirs les plus moelleux, cela avait un chic fou et tout le monde, dans l’année qui allait suivre, de Chatsworth à Brasilia, l’aura imité.
La vraie raison de ce bal, salué comme un acte gratuit par tous les chroniqueurs mondains, mal compris par les artistes qui ne surent pas y voir un happening, une vraie installation, une des œuvres d’art les plus fortes du second XXe siècle, une des plus absolues manifestations de la fin de la guerre mondiale, lui seul la connaissait.
Le constructeur, le premier Labia, était célèbre pour avoir jeté de la vaisselle d’or par les fenêtres afin d’éblouir les sénateurs de Venise — et pour avoir fait placer des filets pour récupérer ses assiettes. Tout corps plongé dans un canal, à Venise, finit par remonter. L’anecdote depuis traîne dans tous les livres.
Don Carlos joue avec sa canne. D’un coup sec, dans une heure, il ouvrira la danse en frappant les trois coups.
Dans la bibliothèque, une heure avant le début du bal, les sept masques sont réunis. Ils attendent, déguisés. L’un a repris l’habit et le chapeau à large bord de Vivant Denon dans son plus célèbre portrait, un autre s’est grimé comme une sorte de Cagliostro, son voisin a un costume de Chat botté, avec un masque à longues moustaches, le quatrième porte l’habit noir de L’Homme au gant du Titien, les autres sont en perruque et talons rouges.
Ils sont venus au bal pour pouvoir être ensemble, dans cette pièce, sans attirer l’attention. Au-dessus des bustes de marbre et de porphyre des premiers empereurs de Rome, des appliques de bronze éclairent à peine le cuir de Cordoue mordoré des murs. Le plafond est un des plus beaux de la demeure, il est d’origine, à peine rafraîchi. Dans des caissons de bois doré aux immenses motifs héraldiques, les peintures racontent le triomphe de cette famille Labia, venue d’Espagne et qui réussit à inscrire son nom sur le « livre d’or » de la noblesse de Venise, qui ne s’ouvrait jamais aux étrangers. Sur la table couverte d’un épais velours vert, une grosse lampe bouillotte un peu bourgeoise, style salle à manger Louis-Philippe dans un château de Touraine, tempère le côté hautain du décor. Quelques volumes sont posés là, qui racontent l’histoire des familles nobles de la ville. Autour de la table, huit chaises sur un tapis de Smyrne : une seule est vide. Don Carlos entre et tous se lèvent. Comme il ne porte pas de masque, les sept enlèvent le leur. Paul Morand, qui a raconté la scène dans une page retranchée au dernier moment de la première édition de son Venises, dit que personne ne souriait. Il devait avoir pris son air de bouddha énigmatique, un bouddha en perruque à rouleaux sous l’abat-jour. Tous écoutaient.
« Voici, messieurs, le tableau que, pour vous remercier de m’avoir fait l’insigne honneur de m’admettre dans votre illustre cénacle, j’ai décidé de vous offrir. Tant que je vivrai à Venise, il restera dans cette bibliothèque où chacun de vous pourra venir écrire, lire et travailler. Quand je partirai, car je me lasse, vous savez, assez vite, et de tout, libre à vous de le transporter dans votre fort, je crois qu’il aura fière allure parmi vos livres et vos collections. Il est à vous. Ne me demandez pas comment je l’ai acquis. Vous direz que c’était un des tableaux qui se trouvaient dans ma famille, mais qui pourrait vous poser des questions ? Je ne sais pas qui en est l’auteur, mais je vous prie de croire en mon œil. C’est un tableau qui ne se révèle pas au premier regard, il est fort beau. Ce sera ma contribution, moi qui n’ai jamais rien écrit, à ce que j’aime le plus au monde, avec la peinture et les beaux objets, la littérature française. »
Au mur, dans la pénombre, un grand cheval blanc frémit dans un cadre d’or.
TROISIÈME PARTIE
Les lions de Venise « Je ne raconterai point Venise dont tout le monde a parlé. […] Le palais Labia, une ruine, montre peut-être la plus admirable chose qu’ait laissée Tiepolo. Il a peint une salle entière, une salle immense. Il a tout fait, le plafond, les murailles, la décoration et l’architecture, avec son pinceau.
Le sujet, l’histoire de Cléopâtre, une Cléopâtre vénitienne du XVIIIe siècle, se continue sur les quatre faces de l’appartement, passe à travers les portes, sous les marbres, derrière les colonnes imitées. Les personnages sont assis sur les corniches, appuient leurs bras ou leurs pieds sur les ornements, peuplent ce lieu de leur foule charmante et colorée.