Le palais qui contient ce chef-d’œuvre est à vendre, dit-on !
Comme on vivrait là-dedans ! »
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Brutal retour dans la galerie des Glaces
Galerie des Glaces,
jeudi 1er juin 2000, au petit matin
Pénélope se réveille. On a dû la droguer. Ses jambes engourdies ne la soutiennent plus. Elle distingue une blonde dans une glace. Elle ne se reconnaît pas dans le miroir en face d’elle. Elle porte des vêtements qui ne sont pas les siens. Un jean trop large, une chemise blanche, une chemise d’homme. Elle s’assied. Ouvrir les yeux est une souffrance. Sa première esquisse de pensée est pour se dire que ses cheveux sont secs, déjà ça, et qu’elle n’a plus de chaussures. Elle est dans la galerie des Glaces. Quand on emprisonne quelqu’un, on le met plutôt à la cave, dans un garage à Sarcelles ou une bergerie corse entre Cargèse et Sagone. Pas à Versailles.
Une lumière du matin baigne les dorures, les peintures du plafond… Pénélope regarde, se demande si elle rêve. Elle s’endort un instant. Revient à elle. Ce que ses yeux lui montrent, tout là-haut, des personnages en costume, des nymphes généreuses, elle n’a jamais vu cela. Le plafond peint par Le Brun pour la gloire de Louis XIV a été chamboulé, on y a introduit les personnages de son hallucination, des Vénitiennes volées aux plafonds de Tiepolo. Elle rêve, c’est de la drogue, c’est sûr. Ce n’est pas si désagréable.
Ses jambes s’agitent dans les cordes qui les entravent. Elle a été attachée et posée là comme un paquet. Elle se dit qu’elle va bien. C’est Versailles qui ne va pas. Ou ses yeux. Comment peut-on tomber dans un canal à Venise, se noyer, et se réveiller à Versailles ? Avec toutes ses vertus, sa gentillesse, ses qualités de cœur elle doit être au paradis, bien mérité. Au jour du Jugement, on n’a pas dû tenir compte de ses rosseries, de ses vacheries et de ses crises, on n’a pas dû savoir là-haut qu’elle avait trompé Wandrille avec Carlo, « on » a bien fait. Pénélope a bon fond — elle jouirait quand même mieux de cette ultime félicité si elle n’avait pas les mains liées dans le dos avec des cordes et les jambes saucissonnées. Si en plus ça doit durer l’éternité…
Elle s’assied. Tourne la tête. La lumière est celle du petit matin, les équipes de surveillance vont arriver, avec Médard, le responsable de la sécurité des Grands Appartements, elle va être sauvée. Dans deux heures, des centaines de touristes seront ici. Versailles c’est la certitude de retrouver la liberté, et même mieux, la vie de bureau, à l’étage de la conservation. Pourquoi alors l’avoir ligotée, chez elle ? Cela n’a aucun sens. Effet du narcotique sans doute, la galerie semble plus longue, elle a l’air d’avoir été déformée en largeur aussi, les proportions chavirent, tout bascule. Pénélope retombe allongée parmi les reflets qui vacillent.
Ce plafond n’est pas celui de la galerie des Glaces. Elle en connaît par cœur chaque détail. Elle n’est pas dans la galerie des Glaces. Même si ces marbres, ces fenêtres… Les torchères non plus ne lui disent rien, on les aurait changées en son absence, en une semaine ? Pour celles-ci, qui ne correspondent à aucun état historique du château des rois ? À ses côtés, à quelques pas, elle entend qu’on bouge.
Pénélope n’a pas le temps de réfléchir plus, elle lève un peu les pieds, effectue un demi-tour complet. Elle n’est pas seule sur ce parquet ciré. Un autre paquet gît là : Rosa Gambara, ficelée elle aussi, un petit gigot qui regarde dans sa direction.
Pauvre Rosa, victime comme elle. Pieds nus, décoiffée. Pénélope rampe dans l’odeur de la cire fraîche, arrive jusqu’à elle, la frôle. Si elle arrive à dénouer les liens de son amie, elles seront sauvées toutes les deux. Avec ses dents, Pénélope tente de défaire les cordes qui retiennent les bras de Rosa, qui gémit. C’est possible, elle va y arriver, il n’y a qu’un seul nœud, plutôt mal fait. Rosa comprend, cesse de se débattre pour ne pas serrer encore plus l’entrave.
Il a fallu dix minutes à Pénélope pour libérer sa compagne. Elle sent dans sa bouche le goût du chanvre. Le soleil est désormais bien clair dans l’immense pièce historique. Pénélope n’a plus de force. Elle retombe, reste allongée au sol. Pourquoi les équipes de nettoyage du matin n’arrivent-elles pas ? Rosa, qui maintenant a les mains libres, arrache son bâillon, puis dénoue avec douceur celui de Pénélope.
Pénélope parle la première, émue et heureuse d’être libérée, elle se lance en arrachant les cordes de ses jambes : « Je suis tombée dans le canal, devant chez vous… Comment…
— Moi aussi ! Je venais vers vous, on m’a poussée…
— On a voulu nous tuer toutes les deux, Rosa. C’est moi qui vous ai mise en danger, par mon silence. Wandrille avait décidé de ne rien vous dire. J’étais de son avis. Si je vous avais parlé, on aurait pu agir ensemble. Vous et moi, nous en savons trop. Wandrille venait de sortir pour aller chercher Craonne, et moi… »
Pénélope n’arrête pas de prononcer le nom de Wandrille. Elle évite de trop revoir le visage de Carlo. Qu’est-il devenu ? Est-il lui aussi ligoté quelque part ? A-t-il pu s’échapper ? Pourquoi ne les a-t-il pas secourues ? Il était sur le campo, il l’attendait, il avait téléphoné, il avait dû tout voir.
Pénélope n’arrive pas à courir, elle titube d’un bout à l’autre de la galerie, les issues bien sûr ont été fermées. Rosa n’a pas bougé, elle s’est simplement appuyée à un des murs de miroirs. Pénélope essaye d’ouvrir la fenêtre, elle n’y arrive pas, les crémones de bronze sont monumentales et elle est trop faible. Dehors, les jardins sont étranges, elle ne les reconnaît pas. C’est beaucoup pour elle, en cinq minutes, elle n’en peut plus. Elle retombe assise.
Pénélope se dit qu’il faut agir, ne pas se laisser sombrer à nouveau, comme dans ce canal ; son cerveau se désembrume, se désembourbe, ses jambes se dégourdissent, elle tousse, elle tousse beaucoup.
Elle raconte, à voix très basse, comment Wandrille et elle ont retrouvé Craonne dans le fortin. Rosa écoute. Elle ne savait pas que Craonne était à Venise. Elle approuve Pénélope et Wandrille d’avoir décidé de l’aider, le pauvre homme. Jusqu’à cette promenade fatidique, le long du canal. Pénélope raconte tout, entre quintes de toux et sanglots. Elle se sent heureuse d’avoir avec elle cette femme qui l’écoute, qui la réconforte.
Rosa ne pensait pas que Craonne pouvait avoir envie de revenir en ville. À Paris, il était mieux protégé. Selon Pénélope, le vieil écrivain ne peut pas être derrière tout cela. Ou alors il faut supposer qu’il a une troupe à ses ordres capable d’organiser des guets-apens.
« Pénélope, on nous a agressées. On avait commencé par une menace, cette tête de chat. Maintenant on nous attaque vraiment. Où est Gaspard ? Il va s’apercevoir que je ne suis plus dans la maison… C’est lui qu’ils vont chercher à éliminer.
— Pas certain… Craonne plutôt. Mais pourquoi étiez-vous sortie ?
— Pour vous voir, on m’avait appelée, un jeune homme à la voix qui tremblait un peu, un de vos amis, qui s’est présenté comme un historien de l’art italien, un intervenant du colloque… »
Pénélope se sent trahie, abandonnée. Comment avait-elle pu tomber dans un piège si évident ? Pauvre fille. Carlo la manipulait. Mais que venait-il faire dans cette histoire, quel intérêt avait-il à tout cela ?