Elle se sent vide, trop fatiguée pour réfléchir de manière logique. Elle doit faire un effort violent pour cesser en deux secondes d’être vaguement amoureuse de ce Carlo, pour le regarder comme son ennemi. Il avait voulu passer trois heures dans ses bras, dans cette chambre ridicule, pour la jeter à l’eau le soir même. Elle était incapable de croire que c’était vrai. Et qui les avait repêchées ? Qui avait voulu qu’elles aient la vie sauve ?
On voulait leur faire peur. Mais pourquoi Carlo ? Et quand il faudrait tout raconter à Wandrille, lui expliquer… Il la mettra à la porte, c’est sûr. Ils vont rompre. Et ça sera sa faute. Et ça sera bien fait. Et pas de quoi pleurer.
Pénélope finit, à bout de fatigue, par tout raconter à Rosa : les confidences de Craonne, le Rembrandt disparu, la nuit passée avec Carlo qui était en fait un après-midi, sans donner trop de détails quand même, elle était consentante, bien sûr, mais rétrospectivement c’était comme s’il l’avait obligée à faire ça. Elle raconta les soupçons qu’elle avait nourris successivement envers Gaspard, envers Craonne, envers Wandrille lui-même, une fraction de seconde.
Surtout, elle ne comprend rien à cette histoire. Rosa l’écoute avec passion et ne l’aide pas beaucoup. Elles ont oublié le décor, Versailles, les gardiens et le public qui vont arriver dans les minutes suivantes. Pénélope s’effondre. Elle se livre et laisse comprendre à la Vénitienne que depuis ces derniers jours, elles ont beaucoup parlé entre elles et que Pénélope s’était bien gardée de lui livrer le fond de cette affaire.
Pénélope se reprend, pour la dixième fois depuis une heure : il faut se battre. Wandrille a vu qu’elle avait disparu, Gaspard a certainement signalé l’absence de Rosa dans le palazzo, elles devraient maintenant voir apparaître celui qui les a sauvées — qui ne leur veut pas que du bien, et qui doit avoir à sa disposition tout un réseau, pour entrer comme cela dans la galerie des Glaces. Et il y a de fortes chances que ce soit celui qui depuis le début cherche ce tableau de Rembrandt, le veut, et a besoin de les faire parler. Si on les a sorties de l’eau, c’est pour apprendre ce qu’elles savent. Elles détiennent des informations que leur ravisseur n’a pas, donc des armes. Mais lesquelles ? Il faudra le moins possible parler devant lui. Attendre ses questions. Les éluder. Gagner du temps. Il doit se dévoiler. À ce petit jeu psychologique, Pénélope sent qu’elle pourrait être assez bonne — si elle n’avait pas ce mal de crâne, si elle n’avait pas pris un bain d’eau glacée.
Rosa se lève, la regarde, change de visage.
Pénélope écoute médusée la romancière si célèbre, l’icône littéraire de la télévision qui s’avance vers une des portes de la galerie, sort une clef de sa poche, ouvre, et déclare :
« J’ai entendu ce que je voulais entendre et je vous remercie, mon petit chat. Vous êtes très mignonne. Juste un peu naïve, mais ça s’arrangera. Comme vous avez dû le voir à de nombreux détails, ici ce n’est pas Versailles, je ne suis pas Rosa Gambara, et vous n’êtes peut-être pas non plus Pénélope Breuil. »
2
Un caprice de Louis II
Pénélope ne pense plus qu’elle rêve. Elle pense qu’elle est devenue folle. C’est le réel, elle s’est libérée vaille que vaille de toutes ces cordes, elle est à terre, elle a mal. Debout, la femme en robe noire qui lui parle a le visage dur, un sourire qui n’est plus tout à fait celui de Rosa, sa nouvelle amie, qu’elle commençait à apprécier, qu’elle trouvait si chaleureuse. Cette femme s’en va. Elle claque la porte et la laisse seule.
Pénélope se lève.
C’est elle, Rosa Gambara, cela ne fait aucun doute, pourquoi veut-elle lui faire croire qu’elle est une autre, et lui dire qu’elle n’est plus elle-même ? Pénélope ne tombera pas dans le piège, tout cela est une mise en scène pour lui faire perdre la raison. Il en faudrait plus. Pénélope compte sur son esprit rationnel, qui ne lui a jamais fait défaut. Elle voit flou, elle n’a plus qu’une lentille de contact, une chance encore, heureusement qu’elle les avait mises pour aller rejoindre Carlo cette nuit… Carlo ! Si elle y était allée en lunettes, elle les aurait perdues, elle serait encore plus égarée. Elle ferme un œil. Il faut commencer par le plus simple. Avant « que faire ? », « pourquoi ? », « comment s’en aller ? », il y a « où suis-je ? ». Elle se met à la fenêtre au centre de la galerie et regarde les jardins.
Ce paysage n’est pas celui de Versailles. Elle l’a déjà vu en photo. Elle n’a aucun doute. Ce lac à l’horizon, ces sculptures, ces bouquets d’arbres qui ne montrent aucun des stigmates de la tempête de cet hiver…
Pénélope comprend : elle est dans ce célèbre château de Herrenchiemsee, en Bavière, cette folie construite par Louis II pour surpasser Versailles, sur une île, avec une galerie des Glaces plus vaste, où il pouvait tout à son aise dialoguer avec ses fantômes préférés, ceux de Louis XIV et de Marie-Antoinette.
La question est simple. Qui est assez fou aujourd’hui pour jeter une femme dans un canal à Venise, la repêcher, et en une nuit la conduire en Bavière ? D’où une seconde question : dans quel but, que veut-on obtenir d’elle ? Première réponse : celle qui a organisé tout cela, son adversaire qui a tout fait pour qu’elle devienne son amie, à laquelle elle vient de dire absolument tout ce qu’elle savait, sans rien lui cacher, c’est Rosa Gambara. Avec probablement Carlo comme complice. Celui-là, il faudra que Pénélope le tue de ses propres mains et que ses souffrances soient bien lentes et d’une cruauté raffinée. Elle pourrait, par exemple…
Pénélope vient de s’approcher de la porte par laquelle la Gambara est sortie. Elle la pousse. Aucune résistance. Elle est ouverte. Et la première chose qui apparaît, c’est un gigantesque portrait de Louis XIV en costume de sacre dans un grand cadre en pâtisserie.
3
Pénélope Wittelsbach
Herrenchiemsee,
le jeudi 1er juin 2000
« Bienvenue à Herrenchiemsee. Vous avez mis du temps à pousser cette porte. Alors, vous trouvez que le roi Louis II avait mauvais goût ? Il a inventé deux styles, le gothico-wagnérien, très sombre, pour la montagne, et le style Louis-choucroute clair, blanc et or, comme ici. Ce n’est pas si mal, c’est un peu plus spacieux que votre Galerie à vous, on a ici l’escalier des Ambassadeurs copié à l’identique alors qu’à Versailles il n’existe plus, nous sommes dans la chambre du Conseil, regardez de près, les miroirs sont de bien meilleure qualité ! Il n’y a pas de Grand Canal, mais Louis II sur le lac avait sa gondole. C’eût été une excellente conclusion pour votre communication, vous pourrez l’ajouter au texte que vous enverrez pour la publication des actes du colloque. »
Dans le salon rococo, Rosa est assise derrière un bureau qui imite avec emphase le XVIIIe siècle français. Elle joue négligemment avec une règle de cristal. Pénélope la regarde et réplique : « C’est plus grand mais c’est moins chic.
— Vous n’aimez pas le goût des Wittelsbach ? Petite fille, vous ne regardiez pas Sissi ? Jeune fille, vous n’avez pas vu Ludwig de Visconti ? Romy Schneider seule dans cette galerie, qui éclate de rire ? Vous n’aimiez pas la crème fouettée ? J’avais bien vu que vous aviez quelques lacunes culturelles. Vous êtes jeune. Je me sens chez moi ici. Nous sommes seules pour encore dix minutes. Il est huit heures du matin. Le conservateur est un ami. Je prépare un tournage ici, on me laisse entrer, avec mes assistants, vous les connaissez, mes trois Polonais, et on ne fouille pas les malles qu’ils transportent. On s’est installés dans la galerie vers six heures, j’avais pensé que l’idée vous charmerait.