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— C’est trop délicat.

— Dans dix minutes, ce sera la ronde des gardiens, et dans une heure, le public. Cela marquera la fin de notre charmante intimité. C’est très visité Herrenchiemsee, vous savez, tout le monde ne partage pas votre dédain. Au moins, les glaces ne viennent pas de Venise, ils n’ont jamais su faire de glaces à Venise, passé un siècle, elles sont toutes piquées, alors qu’ici, regardez, l’artisanat bavarois triomphe, tout est comme au premier jour. En Bavière, nous travaillons le cristal et le verre. Vous connaissez ce trésor de votre musée de l’Homme, la tête de cristal des Mayas ?

— Digne du Graal d’Indiana Jones. Un faux grossier.

— En effet, l’étude au microscope de la surface montre qu’on a utilisé pour sa fabrication des molettes de polissage du cristal. On vient de prouver qu’il s’agit d’un travail bavarois de la fin du XIXe siècle. Mais c’est beau, non ? Un crâne en quartz, comment a-t-on pu penser que cela avait quelque chose à voir avec les Mayas ! Vous auriez préféré que je vous réveille sous le plafond de Tiepolo du Venice Hotel de Las Vegas ? Il n’est pas mal non plus, je vous aurais fait croire que vous étiez au palais des Doges…

— Je voudrais surtout que vous cessiez ce bavardage et que vous m’expliquiez ce que je fais ici. Maintenant que je vous ai raconté tout ce que je sais…

— Oui, merci, je vous avais imaginée plus coriace. Vous avez tout raconté tout de suite, ça m’a presque déçue. Vous aviez besoin d’être réconfortée, petite fille. Asseyez-vous, allez, Pénélope, j’ai été un peu rude avec vous, je me suis amusée, il ne faut pas m’en vouloir, j’aime avoir de petites crises de délire en cinémascope. Mais, en effet, il faut qu’on parle. Il est un peu trop tôt pour qu’on aille boire des bières toutes les deux, ou des Spritz, vous savez qu’on en fait aussi ici, on n’est pas loin de Venise, mais je peux vous offrir un café bien fort, un vrai café italien, et vous allez m’écouter bien sagement, Pénélope Wittelsbach.

— Non.

— Je suis avec vous, Pénélope. Vous devez me croire, de toute manière vous n’avez pas le choix ! Je voulais juste savoir si je pouvais avoir confiance.

— Vous êtes folle. Folle à lier.

— J’avoue. Mais je sais ce que je fais. Je vous aime bien, Pénélope. J’avais besoin d’être en sécurité avec vous et je sentais que vous ne vidiez pas votre sac. Vous vous êtes méfiée de moi.

— Vous m’avez jetée dans un canal. J’ai failli mourir.

— C’était le seul moyen. Un peu théâtral, c’est vrai.

— Laissez-moi partir. Je ne veux plus vous voir.

— Les Polonais vous ont repêchée en moins d’une minute. On vous a donné des calmants, un petit narcotique, ma cuisinière vous a même douchée dans sa baignoire. Les canaux ne sont pas très propres malgré toute l’eau de lessive qu’on y déverse pour leur donner cette teinte vert pâle si poétique le soir. Vous dormiez comme une princesse sur la banquette arrière de ma voiture. On a aussi sauvé vos chaussures. Je les ai cirées moi-même, elles sont comme neuves. Moi j’ai de bonnes raisons d’être fatiguée, j’ai conduit toute la nuit. Venise-Munich, ça n’est pas si loin, mais quand même. On a fait halte à Bolzano, il y a un joli arc de triomphe construit pendant la guerre, des sculptures de toute beauté, j’ai failli vous réveiller. »

Pénélope hurle. Elle n’a plus aucune confiance. Elle se retient de frapper Rosa. Elle serre le poing. Il faut qu’on lui rende son téléphone, ou qu’on lui en donne un autre — ces brutes de Polonais ne doivent pas savoir réparer un portable tombé dans un canal —, et qu’elle appelle Wandrille, de toute urgence.

Rosa continue : « J’exige de vous une confiance absolue, de droit divin, comme la monarchie française. Pour vous le prouver, à mon tour, je vais tout vous raconter.

— Je ne vous crois pas, je ne vous écoute pas. Je veux partir d’ici.

— Ma jolie ! Vous ne pouvez pas. Ce tableau de Rembrandt appartenait à ma famille et nous avions dû le vendre, après la guerre, à un usurier de Venise, un homme horrible, qui a fait mourir ma mère de chagrin et d’angoisse. Il nous faisait chanter. Il voulait le Rembrandt ou il dénonçait ma mère pour de prétendues menées pro-fascistes et antisémites.

— Elle avait des raisons de se sentir menacée ? Et cet usurier, comme vous dites, il était juif ?

— À la bonne heure, je croyais que vous n’écoutiez pas. Je pensais que le tableau avait disparu, qu’on le reverrait dans une collection américaine, un jour, et que nous ne pourrions que regretter l’époque où il était dans notre salon de musique, cette jolie pièce d’angle que mes Polonais viennent de repeindre dans une couleur taupe dont je suis vraiment très contente, vous verrez. »

Entre ses ouvriers polonais et son équipe de télévision cette folle dispose de sbires à sa solde, elle est habituée depuis son enfance à voir satisfaits tous ses caprices. Wandrille lui a raconté les ragots de Wanda Coignet sur l’origine du Palazzo Gambara, acquis sous Mussolini, à l’époque où les enfants défilaient en uniforme sous l’arc de triomphe de Bolzano.

« Pénélope, mettez-vous à ma place, j’ai eu un choc, le jour où j’ai été adoubée dans le fortin, quand je suis devenue la seule femme du cercle des écrivains français de Venise, leur Yourcenar, en plus mince. Les écrivains n’y vont plus beaucoup, la promenade en bateau est longue et le confort rudimentaire. Craonne était déjà le grand maître, il avait déjà l’air vieux. Il avait trouvé trois ou quatre auteurs qui se trouvaient là en même temps, et m’avait conviée à une sorte d’investiture. Rien de bien sérieux. Il avait ouvert des bouteilles. Mais la première chose que j’ai vue, c’est lui, mon tableau.

— Aujourd’hui, il y a un crochet et une large trace sur le mur vide.

— Il était là, au fond de la pièce, j’ai reconnu tout de suite le cheval blanc, on avait changé le cavalier, c’était devenu une sorte de mauvais tableau espagnol, un peu mal peint. Un homme avec un chapeau rabattu, une moustache, une horreur, mon tableau défiguré.

— Ce n’était pas votre Rembrandt ? On est loin d’un sujet biblique… Si c’était un autre tableau ?

— Mêmes dimensions, mêmes lumières. Comme j’avais pu le regarder quand j’étais enfant ! Je dessinais ce cheval, les reflets de sa robe, ses yeux, ses jambes, ses cuisses, je le connaissais par cœur, on ne pouvait pas me tromper. Quand j’ai eu à ma disposition une des clefs que les membres du club se partagent, je suis revenue, seule. J’avais pris un peu de solvant, que l’assistant de Lamberti, Alberto, m’avait donné, pour faire un essai, un sondage comme disent les restaurateurs de peinture. J’ai pris un escabeau, j’ai dégagé deux centimètres carrés au niveau des plumes du chapeau. J’avais deviné juste, il y avait mon tableau sous leur tableau.

— Et vous l’avez repris.

— Non, je voulais… Je ne savais pas comment faire, ni quand. On me l’a repris. Il avait été vendu, je vous l’ai dit, je n’avais plus aucun droit légal sur cette toile. Ma mère avait été obligée de signer un acte en bonne et due forme, sous la contrainte, et pour une somme ridicule, le papier spécifiait “copie du XIXe siècle d’après Rembrandt”. Inattaquable. Et si le tableau, trente ans plus tard, était déclaré authentique…