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— En effet, si la vente était légale, vous n’aviez plus qu’à vous lamenter. Votre mère avait elle-même signé le document disant qu’il s’agissait d’une copie…

— Mais une copie de quoi ! Une copie ça veut dire qu’on connaît un original ! Et l’original, nous l’avions, c’était lui. Personne ne l’avait vu, notre Rembrandt…

— Qui avait fait maquiller le tableau ? Qui était au courant ?

— Je n’en sais rien, Pénélope… C’est un tableau qui depuis le début n’a appartenu qu’à des femmes, ma mère me le disait toujours, de femme en femme…

— D’où provenait-il ? »

À cette question de conservatrice de musée, Rosa ne répond pas. Comment, dans les rapines dont se rendait coupable l’entourage de Mussolini et le comte Ciano en particulier, ce Rembrandt de la collection Klotz était-il tombé entre leurs mains ? Pour Pénélope, qui buvait son café et sentait qu’elle retrouvait ses sens, la vraie question était ailleurs. Pourquoi ce Rembrandt était-il inconnu des historiens ? Si le tableau était bien du maître, pourquoi n’avait-il pas été photographié dans les années vingt, reproduit dans des catalogues ? On vénérait Rembrandt à cette époque. Si la toile était secrète, il y avait des raisons. Qui était le cavalier ? Le portrait équestre est un genre réservé aux souverains, aux chefs de guerre, aux grands hommes…

« J’avais une carte maîtresse dans mon jeu, Pénélope : mes gentils écrivains français m’ont raconté comment ce tableau leur avait été offert de manière très solennelle par Carlos de Beistegui lors du bal du palais Labia. Un bal qui avait pour vrai but de les réunir tous sans attirer l’attention et de leur faire ce cadeau. À mon avis, c’est lui qui l’avait fait maquiller, et il avait cherché un moyen de s’en débarrasser, de le planquer pour un bon demi-siècle. Moi seule, j’avais vu l’œuvre dans toute sa splendeur, de mes yeux d’enfant, j’en avais été marquée pour ma vie entière. Ce tableau a décidé de ma vocation. Je sais maintenant que sous le cavalier espagnol se cache un Rembrandt, un vrai, un Rembrandt mythique, mon Rembrandt. Où est-il ? »

4

Scène de chasse en Bavière

Munich,

jeudi 1er juin 2000, l’après-midi

« Je vous avais dit que pour l’ouverture de la biennale, je serais en Bavière ! Mais dans deux jours, mon émission se fera en direct de Venise.

— Quand vous m’avez attirée… dans votre… piège…

— Oui ? Je vous ai fait téléphoner par Carlo… Je trouve que vous êtes un rien allusive à son sujet. Je croyais que maintenant on se disait tout.

— Vous connaissez Carlo ?

— Tout le monde se connaît à Venise. Non seulement je connais Carlo, mais il m’obéit. Ça vous étonne ? Il est en pleine forme, il vous téléphonera ce soir. Il me reste à vous expliquer pourquoi je vous ai conduite si rapidement en Bavière. Nous sommes attendues tout à l’heure à Munich. Quelques-uns des meilleurs spécialistes de Rembrandt au monde travaillent en ce moment dans la Pinacothèque. J’ai besoin d’eux. Vous allez m’être utile. Je ne suis pas conservatrice, vous savez leur parler, je compte sur vous.

— Pas avant d’avoir appelé…

— Vous voulez prévenir Wandrille ? Ça sert, les petits coups de canif dans le contrat ; dans les jours qui suivent, on ne peut plus se passer de l’autre. Rassurez-vous, Wandrille n’est pas inquiet. Je l’ai appelé dès hier pour lui dire la vérité, je veux dire la vérité sur vous et moi : je vous ai emmenée à Munich pour rencontrer avec moi les membres du Rembrandt Research Project.

— Il était parti à la recherche de Jacquelin de Craonne, dans la nuit…

— Ce gâteux avait fait une fugue, à son âge, un Rimbaud de quatre-vingts ans, votre fiancé l’a retrouvé, pas d’inquiétude. Le professeur Nimbus avait son sac de voyage à la main sur le quai de la gare. Wandrille vous racontera ça lui-même, je n’ai pas compris les détails, venez. »

L’Alte Pinakothek de Munich possède des tableaux que le Louvre pourrait envier. La Bataille d’Alexandre d’Altdorfer qui décora un temps, par la grâce de Vivant Denon et des armées françaises, la salle de bains de Napoléon aux Tuileries — un tableau dont aucune reproduction ne peut donner une idée, il faut le voir, avec ses centaines de petits personnages —, l’autoportrait en 1500 de Dürer ou les esquisses de Rubens pour le cycle de la vie de Marie de Médicis. Pendant la guerre, ces chefs-d’œuvre avaient été mis à l’abri. Le bâtiment, qui avait flambé lors des bombardements, n’est plus qu’une carcasse de palais, avec ses briques apparentes alors qu’elles étaient couvertes de fresques à l’origine. Le musée a été réaménagé avec sobriété dans l’après-guerre. Les stigmates de l’incendie sont visibles, il a gagné en grandeur et en dépouillement : l’escalier double, en majesté, sans marbres ni peintures, impose le recueillement.

C’est là que travaillent en ce moment trois grands experts du Rembrandt Research Project. Depuis 1968 ce groupe de chercheurs néerlandais, qui associe de nombreux savants du monde entier, terrifie tous les musées et les collectionneurs de la planète. Pour chaque tableau considéré comme « Rembrandt » dans les catalogues, ils se livrent à une enquête digne de la police scientifique ou de la médecine légale, font des photographies infrarouges, des macrophotographies, analysent les pigments, les supports de toile ou de bois, ils reconstituent dans les archives le pedigree des œuvres et rendent leur verdict : Rembrandt ou élève de Rembrandt — ou pire, « manière de Rembrandt », « toile rembranesque », « copie ancienne »…

Dans la salle des Rembrandt, tous les tableaux ont été décadrés. Les toiles nues sont posées sur des chevalets de bois sombre, montés sur roulettes, style clinique de la Forêt-Noire, le dernier cri de la muséographie scientifique. Les scènes de la Passion sont ce qui frappe le plus Pénélope. Sur d’autres chevalets, à l’extrémité de la pièce, des tableaux d’élèves du maître sont alignés : Ferdinand Bol, Govaert Flinck…

Pénélope sait que pour bon nombre de conservateurs, ces membres du comité Rembrandt sont considérés comme des ayatollahs. Le grand cavalier peint par Rembrandt, le RRP, comme on dit, l’a désattribué. C’est pourtant une toile sublime, Le Cavalier polonais qui fait la gloire de la Frick Collection de New York. Sur la 5e Avenue, il joue des étriers, avec son bonnet de fourrure et son allure de jeune barbare. L’Homme au casque d’or de Berlin est toujours un chef-d’œuvre du musée, mais on ne sait plus de qui il est. Au Louvre, le Philosophe en méditation, avec son escalier en spirale dans l’obscurité, déjà considéré comme un Rembrandt dans les collections de Louis XVI, a failli y passer : les conservateurs ont tenu bon, l’œuvre est toujours donnée au maître, contre l’avis du comité.

Pénélope est gênée. Rosa, introduite dans la Pinacothèque par son directeur, invité l’an passé dans son émission et qu’elle considère depuis comme un grand ami, la présente au professeur Rothmeyer, patron du RRP. Elle le connaît aussi, semble-t-il. Il travaille sur le panneau de La Déposition de Croix, posé à plat, sous la loupe binoculaire. Un Rembrandt nu et cru, sans cadre, sous une lumière blanche, neutre, avec ses boursouflures, ses empâtements, les rugosités de sa surface, ça ne paye pas de mine. Rosa l’interrompt, explique qu’elle est en visite avec une conservatrice de Versailles qui a des questions à lui poser. Pénélope à Versailles ne s’occupe pas des peintures, il n’y a aucun Rembrandt dans les collections, et Rothmeyer sait parfaitement qui travaille sur quoi dans ce petit milieu. Il la regarde pourtant avec bienveillance. Pénélope improvise, sous le regard à la fois tendre et glacé de Rosa : « Un marchand français possède un tableau, il prétend que c’est un grand cavalier qui aurait figuré dans la collection Klotz…