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Pénélope et Wandrille, dans une douce ivresse, ont passé l’après-midi à aller d’un palais à l’autre, sans regarder vraiment les expositions ni les œuvres. En passant, ils ont repéré un amas de toiles noires vibrant dans un vacarme atroce : ce n’est pas une installation, c’est l’interminable chantier de La Fenice, qui n’en finit plus de renaître de ses cendres. À la tombée du jour, en attendant les nouvelles, ils se sont lancés dans un tour anti-touristique, pour explorer les marges : les usines désaffectées, dans les canaux éloignés, avec leurs poutrelles métalliques et leurs briquettes — bientôt des hôtels de luxe et des ateliers-galeries pour jeunes créateurs. La Venise de la biennale ne ressemble pas à Venise. Cela continue pendant trois mois, mais comme les galeristes, les journalistes, les attachés de presse, les dealers et les mondains, les artistes aussi car il y en avait, repartent vite, plus personne ne visite, les installations prennent la poussière dans les pavillons, îlots absurdes et poétiques posés sur un lac d’indifférence.

La crue s’est déclenchée vers huit heures. Tous ces glaçons venus du ciel avaient dû fondre. Wandrille, qui voulait aller nager au Lido, pour fuir la foule, comme Lord Byron, a renoncé. En regardant tomber l’averse, il a noté une phrase, dans un nouveau carnet : la première du roman vénitien qu’il tirera bientôt de cette aventure, et qu’il n’a pas commencé. Il l’essaye à haute voix dans le vent devant la façade de San Moisè envahie par les eaux : « La nuit, à Venise, les places sont des salons vides qu’on traverse sans y penser. »

Le vieux restaurateur porte des bottes en caoutchouc, comme tout le monde quand c’est l’acqua alta. Il a fini de travailler. Il ne sourit pas. C’est un homme malicieux, austère, qui ne révèle pas les méthodes qu’il a apprises à Rome, à l’Istituto del Restauro dans les années soixante, auprès de son maître Cesare Brandi et de Piero Lamberti. Brandi était un génie. Avant lui, on ne restaurait pas les tableaux, on les réparait. Il avait tout inventé : la restitution des lacunes par des petits traits — a tratteggio — qui recomposent la couleur à quelques pas de distance mais signalent de près qu’il y a eu une intervention, il avait préconisé la réversibilité absolue des ajouts et des repeints, il avait pris en compte les vernis, les cadres, les éclairages, l’environnement de l’œuvre. Grâce à lui, ce qui était une popote était devenu une science. Les restaurateurs formés par lui jouissaient encore d’un renom extraordinaire.

Toute sa vie, Alberto Padovani, de la dernière promotion à avoir connu Brandi au Restauro, avait travaillé aux côtés de Lamberti, et sa mort la semaine passée l’avait détruit.

Pour en arriver là, Wandrille avait montré à Pénélope la page découpée dans Connaissance des arts où on voyait le tableau maquillé. Pénélope, elle, avait retenu le prénom de l’assistant de Lamberti que Rosa avait laissé échapper, Alberto. Wandrille se serait lancé dans des recherches sur Internet, Pénélope avait préféré s’adresser au concierge de l’hôtel : elle avait besoin de retrouver le nom d’un bon restaurateur de tableaux, Alberto quelque chose. Et le concierge, sans avoir besoin de chercher, lui avait répondu : « Alberto Padovani », ajoutant qu’il avait été le collaborateur de ce célèbre Lamberti qui venait d’être assassiné, que sa mère avait fait restaurer une Madone chez lui… C’est bien, la vie de village.

« Je peux bien vous en parler après tout, personne ne m’a fait jurer le secret. Don Carlos est mort, et je crois qu’il s’était désintéressé de cette histoire, alors si ça peut vous amuser. Lamberti a été tué, et la police ne sait rien, paraît-il. Ils ne sont même pas venus m’interroger. Ce n’est pourtant pas un crime de rôdeur !

— Le Rembrandt, fait Wandrille, vous l’avez vu ?

— Oui, autrefois. On ne l’a plus retrouvé ce tableau. Si votre article peut le faire ressurgir, ça serait bien, et ça ferait aussi une bonne histoire à raconter.

— Il est perdu ?

— Pas pour tout le monde ! C’est la formule qu’on emploie dans ces cas-là. Il devrait être dans un musée, vous signorina, qui êtes conservatrice, vous savez cela mieux que moi, il faut bien qu’il réapparaisse un jour. Je l’avais transformé. C’était un tableau, pour ainsi dire, atypique. »

Pénélope aime ce cosi per dire, le « pour ainsi dire » des Italiens qui cherchent à préciser une pensée qui est on ne peut plus claire mais qu’ils ne veulent pas dire d’emblée. Carlo l’employait tout le temps. Elle pense à lui comme si c’était l’année dernière tout ça.

« Beistegui était un homme honnête, un grand seigneur. Il n’y en a plus de ce modèle-là. La provenance de ce tableau, qu’il connaissait, devait le gêner. Il savait que c’était un chef-d’œuvre, mais pensait bien qu’il n’y avait que des coups à prendre s’il le gardait. C’est pour ça que ça me fait plaisir de vous en parler et que vous écriviez là-dessus, il faut que ça circule. Quand une histoire comme ça est enkystée, c’est du poison.

— La provenance ?

— L’histoire est étrange. On ne sait pas trop ce qu’il est advenu du tableau entre l’atelier de Rembrandt et le moment où on le signale dans le stock de Klotz. C’était un tableau scandaleux, un tableau de cabinet, qu’on ne montrait pas, il était fait pour la délectation de quelques amateurs. Il n’a jamais été gravé. Ce n’était pas un Rembrandt populaire. Quand les nazis ont saisi la collection Klotz à Munich, ils ont tout de suite compris que c’était le joyau, mais qu’il fallait le planquer. Je dis la collection, mais c’est un peu particulier : Klotz était un marchand, il avait beaucoup acheté avant guerre, et dans les années trente, avec le rapprochement de l’Allemagne et de l’Italie, il avait écumé beaucoup de collections de chez nous. Il n’avait pas un “goût”, ce n’était pas ce que j’appellerais un collectionneur. Les nazis ont envoyé le pauvre homme en camp, il est mort de manière atroce. Et son stock a été placé sous séquestre. Ce Rembrandt a été mis à part. Hitler, quand il l’a vu, l’a fait envoyer à Mussolini. Mussolini, qui n’était pas un grand amateur, c’est un euphémisme, l’offrit au seul esthète qu’il avait dans son entourage, son gendre, le comte Ciano ou, m’a-t-on dit, à une femme qui devait être la maîtresse de Ciano dans ces années-là. À la mort de Ciano, le Rembrandt disparut, jusqu’au jour où un antiquaire de Strà, à côté d’ici, la ville où Hitler et Mussolini s’étaient rencontrés pour la première fois, le proposa à Beistegui. C’était une année où le vieux Churchill était en vacances dans le coin. Il est beaucoup venu. On prétend qu’il cherchait à récupérer les lettres qu’il avait envoyées au Duce et où il l’appelait le plus grand homme de l’Histoire. Ça aurait fait mauvais effet. Elles étaient dans une boîte que Mussolini avait avec lui quand on l’a pendu. C’était sa dernière arme. Il paraît que Lady Clementine a vendu ses plus beaux bijoux pour les racheter à un ancien officier, qui s’est offert un palais sur le Grand Canal avec ça. Je vous raconte cette histoire pour que vous compreniez à quoi ressemblait Venise après la guerre. On cachait beaucoup de secrets, et tout, absolument tout, était à vendre.

— Beistegui l’a acheté…

— Aussitôt. Je crois qu’étant donné l’histoire récente de l’œuvre, le prix était excellent. Il pensa sans doute un instant à l’exposer chez lui, à en faire la perle noire du palais Labia…

— Pourquoi “perle noire” ?

— À cause du sujet. Je vous en parlerai plus tard. Un épisode biblique un peu inédit, une “variante iconographique” en quelque sorte, comme aurait dit mon maître Brandi. Toujours est-il qu’il ne l’exposa pas. Il l’apporta un jour à Lamberti, dans une grande caisse que nous avons ouverte lui et moi dans son studio, pour que personne ne puisse regarder, vous savez, la pièce où on a trouvé son cadavre. J’étais son assistant, j’ai reçu une mission très particulière. La peinture était en assez bon état pour une toile qui avait autant bourlingué, je ne sais pas si elle était de Rembrandt, ça y ressemblait en tout cas, une pâte picturale très épaisse, beaucoup de zones obscures, le personnage principal éclatant. Ce n’est qu’après coup que j’ai reconstitué cette histoire. Don Carlos ne m’a rien dit, il n’a pas prononcé le nom de Rembrandt. Lamberti le lendemain m’a juste demandé un travail extraordinaire : placer sur la peinture d’origine un vernis de protection réversible bien épais, deux bons millimètres, et repeindre dessus. Je n’avais jamais fait ça, il me faisait confiance, je me suis amusé comme un fou…