— Un peu comme un faussaire ?
— Pas du tout, l’œuvre restait authentique. J’ai ajouté une moustache, un habit à l’espagnole, un chapeau rabattu, j’ai gardé le fond, j’ai imité le côté vite peint, avec maestria. Je peux dire que je me suis surpassé, je me suis souvenu des ancêtres espagnols de monsieur le baron, et je lui ai fabriqué, en quinze jours, un Vélasquez. Ses employés sont venus le chercher, je les ai accompagnés au Labia pour l’accrochage, dans la bibliothèque. Il avait fière allure !
— Mais pourquoi ? Il représentait qui ce tableau de Rembrandt ? Un chef de guerre hollandais ? le pape ? le roi de France ?
— Mais non ! C’était une femme. Une femme nue. À cheval. »
7
L’île noire
Stromboli,
lundi 5 juin 2000
À Stromboli, le sable est noir. Wandrille a mis un polo Lacoste rouge et Pénélope une robe de coton blanc trouvée chez un couturier espagnol dont le nom commence par un Z et dont elle a décousu l’étiquette. L’île est le plus beau volcan de Méditerranée. Elle fait peur, quand on y arrive le soir par le bateau qui sert de navette entre Naples et les Éoliennes.
Pénélope et Wandrille avaient eu juste le temps d’attraper l’hydroglisseur du soir sur le port de Naples. Il s’arrête d’île en île : Salina, Vulcano, Panarea, Lipari… À bord du navire, qui tanguait beaucoup, Wandrille cherchait à griffonner, n’arrivait à rien, s’énervait, relisait ses notes : « Voilà, je tiens la première phrase de mon premier roman, dis-moi ce que tu en penses : “La nuit, à Venise, les places sont des salons vides qu’on traverse sans y penser.” — Joli. La suite ?
— J’en suis là, j’ai plein d’idées, encore en désordre. Tu trouves que c’est bon ? Je vais téléphoner à ton ami Gaspard, il me dira ce qu’il en pense.
— Je croyais que tu le trouvais nul. Il va chercher à te faire bavarder… »
Wandrille avait gardé dans sa poche la page d’un journal français de l’avant-veille, acheté en sortant de chez le restaurateur de tableaux. Le récit de la dispersion des cendres d’Achille Novéant occupe une colonne avec une petite photographie. Sur l’image, l’horizon est barré d’un curieux nuage noir. C’est en le lisant à Péné qu’il avait tout compris et qu’ils avaient décidé de partir : « À Stromboli où il avait une maison de vacances dans laquelle il aimait se retirer pour écrire, on a dispersé les cendres du grand écrivain. Peu d’amis étaient présents. Rodolphe Lambel lui-même, son camarade de toujours, retenu à la Villa Médicis, n’avait pas pu venir. Le dernier hommage à Achille Novéant lui fut donc rendu, en présence d’une poignée de journalistes un peu déçus, par quelques femmes de pêcheurs de l’île qui s’étaient réunies dans l’église. Le volcan, qui est depuis trois semaines en éruption violente, projetait un nuage de fumée noire, cela donnait à cette cérémonie l’allure d’une veillée funèbre. »
Wandrille avait murmuré : « Si le cheval de l’île noire… » C’était à Stromboli, pas au cimetière de San Michele, pas à la Carbonera, que Novéant avait caché le tableau. Venise, c’était trop dangereux.
Aller de Venise à Stromboli avait nécessité tout un dimanche, trouver un vol Venise-Naples, trouver le bon bateau au pied du château angevin sur le quai d’embarquement. Pénélope avait failli se tromper et les entraîner vers Capri.
À Stromboli, pas de voitures. Sur le débarcadère, des voiturettes de golf attendent les résidents des deux grands hôtels, et quelques gamins tournent à motocyclette. Wandrille a réservé à la Sciara, un hôtel dont le nom signifie « la lave », qui a sa piscine — d’eau de mer, il n’y a pas de source à Stromboli — et de jolies chambres blanchies à la chaux. Pour un peu, ils se sentiraient en vacances. Wandrille se dit qu’il serait bien, là, pour écrire.
Le soir, à peine arrivés, ils se promènent dans la nuit de l’île. Pas de touristes, pas de brouhaha de biennale, pas de fêtes, pas de palais, quelques chambres d’hôte, un volcan qui ronronne nuit et jour et fume comme un dieu antique. Il y a quand même une villa qui appartient au président de la République italienne et une autre aux Dolce Gabbana. Pour le reste, ce sont des maisons de pêcheurs et rien n’indique vraiment jusqu’à quel point elles sont habitées par la jet-set.
« Oh, regarde, Péné, un cinéma de plein air, c’est sympathique ça.
— On a de la chance, tu sais ce qu’ils passent, Stromboli avec Ingrid Bergman ! »
Wandrille, qui vient de regarder l’affiche, après s’être rendu compte que le cinéma donne Stromboli tous les soirs, achète deux places.
Derrière l’écran, le volcan gronde, et il gronde aussi dans le film. Pénélope s’identifie à l’héroïne, si malheureuse, ballottée sur les chemins, dans le cratère du volcan, décoiffée avec art. À l’époque, les filets séchaient sur les barques, les maisons étaient vides et s’écroulaient.
Il fait nuit, les étoiles prolongent celles qui s’affichent derrière Ingrid, seule dans l’île. Un chat miaule. Un autre, qui dormait à côté du projectionniste, se jette sur la toile : « Un descendant de celui qui a joué dans le film, il a reconnu son grand-père.
— Que tu es naïf, mon pauvre Wandrille, c’est un chat figurant dont le cinéma loue les services à coup de croquettes. »
Dès le lendemain matin, ils se lanceront à la recherche de la maison qui appartenait à ce grand écrivain français auquel ce bel hommage vient d’être rendu. Les gens du cru doivent certainement savoir où ça se trouve. Dans leur chambre, à côté d’une pieuse image de saint Joseph, on a quand même prévu une petite télévision. Pénélope l’allume, au moment où TV5 annonce l’émission du lendemain : « Paroles d’encre » à vingt-deux heures trente, en direct du Palazzo Gambara à Venise, dont passe un beau travelling, avec toutes les nouvelles peintures qui brillent, les Polonais sont impeccables, puis trois images de la biennale et on voit défiler ensuite deux plans du cadavre d’Achille Novéant, et enfin les visages des invités, Frédéric Leblanc, Philippe Sollers, Jacquelin de Craonne, Dona Leon et Gaspard Lehman.
« La RAI nous gâte ! Péné, demain pas de dîner sur le port, on s’achète une bonne bouteille volcanique au village, je te prépare un plateau de fruits de mer. »
Le lendemain matin, sur le port, une vieille en fichu a su leur indiquer la petite maison d’Achille Novéant. La dispersion des cendres avait été un événement, avec cette arrivée de journalistes et de représentants de l’ambassade de France. Mais personne ne semblait être venu ce jour-là ouvrir la porte de la cabane. Les journalistes n’avaient pas le temps de passer une nuit, et ils avaient tous repris le dernier bateau. Achille Novéant laissait trois nièces, en Lorraine, pas vraiment éplorées, pas trop littéraires, Berthe, Liliane et Clotilde, qui n’étaient pas venues à la cérémonie — mais leurs noms étaient dans le journal, le réceptionniste de la Sciara l’avait conservé. Ce sont légalement les propriétaires des lieux, et sans doute allaient-elles bientôt mettre la demeure en vente. La police n’avait, semble-t-il, pas fait d’enquête de ce côté. La maison était mal tenue, presque à l’abandon, l’académicien n’y était pas venu depuis des années.