Et voilà, les bonnes formules lui viennent déjà, sans réfléchir, quel talent, sous-utilisé ! Son reportage de la semaine est simple, douze pages à construire pour le magazine Air France Madame, avec ce nouveau photographe qui lui a tout de suite fait l’effet d’un mollasson méticuleux. Tout est à rendre pour la fin de la semaine, textes et images : un portrait de l’académicien Jacquelin de Craonne, le chantre de Venise, dans des lieux qui évoquent la Sérénissime, mais à Paris. C’est toute l’astuce. Quand sa rédactrice en chef a eu cette idée, qu’elle a trouvée très originale, elle a tout de suite pensé à lui. Et le voici engagé dans trois jours de pérégrinations, avec un exquis gentilhomme d’une autre époque, un inusable écrivain démodé à souhait, portant un nom qui sent la guerre de 14, et qui, de taxi en taxi, parle de Casanova et de son évasion de la prison des Plombs, de Cagliostro et de sa prétendue rencontre avec Marie-Antoinette, du fastueux Charles de Beistegui qu’on appelait Don Carlos, de Peggy Guggenheim enterrée près de ses petits chiens dans le jardin du Palazzo Venier dei Leoni, de Dominique Vivant Denon, le directeur du Louvre de Napoléon, qui avait vécu de longues années en Vénétie. Quand les Français eurent soumis Venise, le Sénat vota un an de Carnaval. Craonne est un intarissable champ de cadavres et Wandrille, d’abord conquis, commence à s’épuiser.
« Ce qui me fait plaisir c’est que vous n’ayez rien demandé à ce faisan d’Achille Novéant, j’ai fait barrage cinq fois à sa candidature à l’Académie et il a réussi à se faire élire, une année où je m’étais cassé le pied. Juste retour des choses, me direz-vous, j’ai cassé les pieds à tant de gens, je n’avais pas pu venir voter…
— Jamais rien lu de lui.
— Un jour je vais le buter, vous verrez, il prétend qu’il connaît Venise, mais il n’y vient jamais, l’imposture continue depuis cinquante ans… ça, vous ne notez pas…
— Ma rédactrice en chef avait aussi pensé à Gaspard Lehman, elle voudrait que j’ajoute un encadré sur lui, avec sa photo devant le palais des Doges…
— Elle est folle ! Je l’aime beaucoup, bien sûr, le petit Gaspard, mais bon… son dernier livre sur Venise ne valait pas tripette. »
Tripette ? Bon titre.
« Faut qu’il attende, le greluchon. Un bon écrivain, et il le sera, vous verrez, s’il veut réussir à Venise doit avoir beaucoup lu, ce n’est pas son cas… C’est encore un bleu, un an ou deux de plus en première ligne, dans la tranchée, et ça y sera. Et puis ses scènes de gaudriole toutes les quinze pages, ça vous plaît vous ? Vous êtes jeune, à mon âge c’est d’un lassant… Il ne faut pas confondre la littérature avec la vie… »
Hier, Wandrille a traîné ce boulet dans la « rue de Venise », en face du Centre Pompidou, calle vénitienne ou plutôt calletta, ruelle étroite et noire transportée à Paris. Photos en imperméable et paire de gants. Puis il a fallu s’échouer devant un seau à champagne au Lido, qui n’a pas grand-chose à voir avec la plage de ce nom où Visconti tourna Mort à Venise. La revue tout en paillettes et strass a beaucoup diverti M. de Craonne, le poète de la mélancolie. Cela a donné une photographie où il avait sur le genou une danseuse à collants rouges et bibi d’hôtesse de l’air, qui pourrait bien se retrouver en couverture d’Air France Madame. Puis, le parcours a été plus classique : au musée Jacquemart-André, flashes devant le grand décor peint de l’escalier dû à Tiepolo et démonté dans un palais de Venise pour décorer cette demeure de banquier devenu musée, avec son ascenseur tout confort et son audio-guide nunuche.
Jacquelin de Craonne, épanoui par ce décor, avait raconté à Wandrille qu’il avait admiré les plus beaux des Tiepolo quand il s’était rendu, avec sa femme, précisait-il, au grand bal que Carlos de Beistegui avait donné dans son palais Labia : le bal du siècle. Beaucoup prétendent y être allés… De fausses cartes d’invitation ont même été imprimées après coup pour donner le change. Craonne, lui, pouvait prêter à Air France Madame une photo parue dans Jours de France où on le voit déguisé en Chat botté dans le grand salon, superbe preuve. Il rayonne : « On devait rester au bord du salon, Beistegui avait peur que le plancher ne craque… On se serait retrouvés dans les salons du dessous, on aurait continué à danser ! Rien ne nous arrêtait, c’était la joie de vivre de l’après-guerre. À votre avis, Wandrille, qui donnera le bal du XXIe siècle, vous qui sortez beaucoup ? Valentine de Ganay ? Léone de Croixmarc ? Vous les connaissez ? Frédéric Beigbeder ?
— Heu… Mireille Mathieu ?
— Il est sans doute trop tôt pour le savoir. Plus personne ne donne de bal pour le plaisir, on fait des fêtes maintenant pour la promotion des nouveaux téléphones portables, mais cela reviendra… »
Les deux visites prévues pour l’après-midi sont cette chapelle de l’École des beaux-arts, où se trouve le moulage de la statue équestre de Verrocchio. Puis il restera à traverser la Seine pour aller voir l’arc de triomphe du Carrousel, bibelot posé dans le jardin des Tuileries comme une pendule Empire sur une cheminée. Napoléon avait voulu installer au sommet les mythiques chevaux de Venise, les chevaux de Saint-Marc, volés à la basilique. Il avait fallu les rendre après le désastre de notre cavalerie dans le chemin creux de Waterloo. On en a sculpté d’autres, en remplacement, qui sont toujours là, braves bêtes qui leur ressemblent comme des frères.
Sur le mur de la chapelle, les damnés se tordent, les criminels et les pervers, les voleurs et les assassins crient et pleurent, les ombres noires suintent de terreur et de pitié. La chapelle de l’École des beaux-arts est un rêve : c’est le musée de la copie, un cours d’histoire de l’art dans le plus grand désordre, un tintamarre envoûtant. C’était une chapelle avant la Révolution, elle a gardé sa forme et sa froidure. Des têtes de plâtre sortent de l’obscurité, des gisants prient dans un décor de théâtre, des fresques juxtaposées, comme en désordre, la poussière, la suie, le silence composent une patine qui rend tout authentique. Personne ne connaît plus à Paris ce haut lieu de la formation artistique du XIXe siècle, il est loué pour des cocktails, des prises de vue… Wandrille a réservé une demi-heure. C’est peu, le photographe doit installer un réflecteur, orienter ses parapluies blancs, trouver le bon angle. L’ombre portée du cheval devient immense, diagonale noire au milieu de la nef.
Wandrille s’agite, Jacquelin de Craonne fait la visite comme s’il avait tout son temps : « Les élèves qui avaient obtenu le prix de Rome au XIXe siècle devaient envoyer d’Italie la copie d’un chef-d’œuvre. Cette collection a commencé comme ça, on l’a enrichie ensuite avec des moulages en plâtre, vous voyez ici les tombeaux des Médicis à Florence sculptés par Michel-Ange, regardez les visages de la Nuit et du Jour, sublimes, la grande chaire de la cathédrale de Pise, avec ses personnages qui se débattent pour sortir du Moyen Âge, c’est beau. Le mur du fond c’est une copie immense de la fresque du Jugement dernier de la chapelle Sixtine. Le peintre Sigalon y a épuisé ses forces, il est mort à la tâche. Regardez, c’est le vrai Michel-Ange, avec ses horreurs et sa palette sombre. Aujourd’hui, on a confié à une équipe sponsorisée par une chaîne de télévision japonaise la restauration de la Sixtine, tout est devenu criard, bleu, jaune, rose, Michel-Ange est acidulé comme un manga. Le vrai, il est ici, à l’École des beaux-arts, le Michel-Ange romantique et terrifiant… reculez-vous. Cette copie m’est plus chère que l’original. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Orientez votre projecteur, monsieur, s’il vous plaît. Là, juste devant les pattes, pardon, je veux dire les jambes du cheval de Verrocchio. »