Les écrivains de Venise se retrouvent tous autour de Judith triomphante qu’ils découvrent débarrassée de ses repeints. Jacquelin de Craonne parle de ses livres à un groupe d’étudiantes de l’École du Louvre qui connaissent son nom par leurs grand-mères. Il reste évasif au sujet du tableau, aucun de ses commensaux n’ose dire qu’il avait deviné, aucun ne se vante vraiment de l’avoir possédé, comme on possède un cheval de course, pour un quinzième. Si jamais la police considérait que c’était du recel, ces années où le tableau déguisé en toile espagnole caracolait dans leur fortin…
« Il y a même notre ancêtre le professeur Crespi ! Je te parie qu’il va continuer à te baratiner.
— Wandrille, je te recommande ton amie Wanda Coignet, elle est un peu isolée et… »
La directrice du mécénat du musée a bien travaillé : tous les membres des comités vénitiens sont à Paris. Crespi, qui les observe, s’émerveille. Il avait entendu parler de ce tableau, à l’époque de Beistegui au palais Labia, il avait même dû le voir, mais comment imaginer que ce mauvais pseudo-Vélasquez était un Rembrandt exceptionnel ? À Venise, il faut se méfier : tout les faux ne sont pas d’importation chinoise. Les membres du Rembrandt Research Project sont là aussi, la toile a été authentifiée, et le professeur Rothmeyer a bien dit, dans la petite allocution qu’il avait faite après celle du directeur du musée, que c’était une jeune conservatrice de Versailles qui avait été la première à lui parler de cette découverte.
Pénélope, en tailleur sage, promène avec elle le DVD que Rosa lui avait apporté pour tenter de lui faire peur, ses ébats dans la « chambre des voyages de noces ». Elle l’a glissé dans son sac à main — un joli Dolce Gabbana, en souvenir de leur maison à Stromboli, acheté à un formidable Sénégalais de la station de bus de Venise, qui parlait un français des plus recherché appris dans les livres du président Senghor et était aussi semble-t-il dépositaire officiel des marques Chanel et Christian Dior. Elle le regardera à nouveau, et elle le gardera. Elle est assez contente de cet enregistrement pirate : elle n’aurait jamais osé tourner elle-même ce long métrage, et quand elle aura soixante-dix ans, ça lui fera plaisir de se revoir ainsi dans les meilleures années de sa période chorégraphique. Rosa avait tenté des effets de zoom aux bons moments, varié les plans, c’était du joli travail.
Pas de nouvelles de Carlo, ce beau spécimen. Il réapparaîtra bien un jour… Pénélope n’a pas cédé au chantage. Elle a tout raconté à Wandrille, elle-même. Rosa avait menacé de lui donner le film, Pénélope sans ciller s’était fait fort de le lui montrer, elle avait même expliqué à la Gambara, qu’elle n’avait pas pris la peine d’insulter, que Wandrille et elle étaient un vrai couple libre comme dans les années soixante-dix, ce qui n’était pas tout à fait vrai, ou du moins pas encore.
Pénélope était donc allée confesser ses égarements, avait rappelé à Wandrille que de son côté, l’an passé, avec une certaine Léone de Croixmarc, il s’était lancé dans ce qu’elle appelait une intrigue à Versailles. Wandrille était allé se saouler avec ses amis, et il était revenu le lendemain avec un bouquet de fleurs. Personne n’avait trop pleuré. Voilà pourquoi Pénélope détenait le film historique dans son sac à main, parmi les Rembrandt du Louvre.
Dans une niche tapissée de rouge, son tableau est la vedette de la salle des Rembrandt. Il a rejoint quelques-uns des plus célèbres autoportraits du maître, le terrible et rougeoyant Bœuf écorché, le Saint Matthieu et l’ange, qui est celui que Pénélope préfère, et ce Philosophe en méditation, sorte d’alchimiste ou de docteur Faust devant un escalier en spirale qui symbolise l’aspiration à la connaissance.
Devant elle, les conservateurs ne savent plus comment expliquer cette audace, ce nu transcendant et guerrier. Ils préparaient une exposition intitulée « Rembrandt et la figure du Christ », ils allaient peut-être retoucher un peu leur projet.
Le directeur du Louvre, qu’elle n’a pas revu depuis qu’il l’avait fait venir dans son bureau quatre ans auparavant pour parler de la tapisserie de Bayeux — à l’époque de ce qu’elle appelle son intrigue à l’anglaise —, lui fait de grands signes amicaux. Avec lui, elle se sent en famille : « Vous savez que je me rends à Venise plusieurs fois par an ? Ma femme et moi avons adopté un chat, vous l’aviez vu sur mon bureau, je crois, il s’appelle Venise. Comme j’aimerais que vous puissiez rejoindre nos équipes, je sais que les tissus coptes sont chers à votre cœur. Hélas cela ne dépend pas de moi, c’est la directrice des Musées de France qui a tous les pouvoirs, et je ne trahis pas un grand secret en vous disant que nous ne nous entendons plus très bien elle et moi. Nous nous réconcilierons, c’est une femme intelligente, et je ne vous oublierai pas… »
Ces bonnes paroles ne font, sur le moral de Pénélope, ni chaud ni froid. Le Louvre, elle y arrivera, mais plus tard. Elle en a la certitude. C’est juste une question de délai.
Pour la police italienne et la police française, les choses sont simples. Achille Novéant possédait un Rembrandt, inconnu de tous et de provenance indéterminée, il le conservait dans sa maison de Stromboli. Le communiqué de presse est limpide et les journalistes s’en tiendront à quelques faits. Une enquête a permis de déterminer que ce tableau, qui avait longtemps été caché à Venise, appartenait aux héritiers de la collection d’Edgar-Mauritz Klotz, mort en camp de concentration, à Auschwitz, le 11 novembre 1943. L’héritier de Klotz est un philanthrope anonyme qui n’habite ni l’Italie ni la France, bien connu des musées. Il a déjà légué beaucoup de tableaux et ne souhaite pas conserver des œuvres qui sont, pour lui, attachées aux horreurs et à la barbarie de la Seconde Guerre mondiale. Il est déjà depuis plusieurs années un des plus discrets parmi les bienfaiteurs du Louvre. Ce Rembrandt, il a voulu l’offrir.
Pénélope s’interroge encore : qui a tué Novéant ? S’est-il défenestré ? Pour éviter d’avoir à dire où il cachait son tableau… À qui ? Cette nuit-là, Gaspard était à Paris et Rosa à Venise.
Pénélope sent que son Rembrandt n’a pas tout dit.
Épilogue
Les pigeons de Venise
Venise-Paris-Rome,
mercredi 6 décembre 2000
Pénélope se dit, depuis ce matin, que Wandrille et elle ressemblent beaucoup aux pigeons de la place Saint-Marc. Dans cette histoire, on les a manipulés, ils se sont fait avoir, tout le monde leur a raconté des sornettes. Eux, si fins d’habitude.
Pénélope repense de temps à autre à Carlo. Lui n’a rien compris, et tant mieux. Il est retourné à ses maquettes de bateaux, à ses archives, à ses lunettes et fait sans doute bénéficier d’autres historiennes de ses incontestables talents.
Rosa a été internée à l’hôpital psychiatrique de Vicence, jolie architecture. Les experts médicaux ont joué un rôle magnifique à son procès. Elle leur doit beaucoup. Elle a échappé de peu à la condamnation pour complicité de meurtre et à la prison. Son émission, qui durait depuis dix ans, a été, sans trop de commentaires ni de regrets, retirée de la grille des programmes. La chaîne a fait en sorte qu’elle soit traitée avec égards, et la solidarité des journalistes a empêché qu’on s’attarde sur son cas. Version officielle : elle vit désormais en Italie, dans une retraite discrète.