À Vicence, elle a droit à quelques visites, en présence d’un infirmier. Elle a demandé à revoir Pénélope, qui a accepté, à la demande expresse de l’inspecteur principal De Luca, jeune femme brillante en charge de l’enquête. Pour Mariella De Luca, l’affaire n’est peut-être pas close.
Rosa, dans le jardin de l’hôpital, a avoué à Pénélope épouvantée : « Je vous ai vue, je vous ai possédée, cela me suffit. J’ai fait comme Balthus avec son petit modèle dans la chambre turque. Il la faisait déshabiller, il se plaçait en face d’elle. Il regardait. Elle était à lui parce qu’il la peignait. La chambre turque, là où est mort ce crétin vaniteux, c’est un dispositif de voyeur, avec ces petits volets verts. On voit Rome, ou d’autres choses… Vous savez qui était cette adolescente qui posait pour Balthus ? Un jour, elle écrira quel calvaire c’était. Elle devait rester silencieuse. Ne rien dire. Ne rien voir. Elle apprenait ce que c’est que l’art, la beauté, le silence et appartenir à quelqu’un. Cette fille, dans la chambre turque, ce tableau qui est au Centre Pompidou maintenant, c’était moi. »
Pénélope n’a même pas voulu savoir si c’était vrai ou si c’était de la mythomanie d’écrivain.
Rosa voulait le tableau, pour venger sa famille, elle avait manipulé Gaspard Lehman, en lui laissant croire qu’ils revendraient la toile à la mafia sicilienne et qu’ils partageraient. Gaspard n’avait pas un sou et rêvait de palais à Venise, de gloire littéraire, il prenait la vie comme un jeu où il avait le droit de voler, de tuer des vieillards, de séduire et de jeter, il était faible, suffisamment intelligent pour savoir qu’il n’avait pas beaucoup de talent, ou en tout cas pas assez pour ses ambitions. Rosa n’avait eu aucune peine à le dominer psychologiquement. Elle en avait fait son âme damnée.
« Carlo aussi a été un pion entre mes mains, un crétin utile et pas mal fait, n’est-ce pas ? J’ai senti, quand je suis passée au colloque pour le concert de Crespi, qu’il vous attirait. Je le connaissais un peu, ses parents avaient été proches de ma mère, du côté fasciste, et à Venise on se croise chez les uns et chez les autres. Lui donner l’adresse de cet hôtel a été un jeu d’enfant. Il ne vous a pas dit que c’est moi qui lui avais procuré cette bonne fortune ? Il a voulu faire comme s’il avait tout combiné, pauvre jeune homme, cela me touche… Ensuite je lui ai montré le début du film, comme à vous, il en bégayait. C’est le soir où je me suis servie de lui pour qu’il vous téléphone, pour vous faire venir, et je vous ai fait prendre un petit bain glacé avant de vous emmener en Bavière. Vous le méritiez. Vous aviez été à lui. Vous étiez à moi. Vous savez ? Vous êtes tombée dans un piège bien simple : vous n’avez pas lu Bons baisers de Russie, un des meilleurs James Bond ?
— J’ai vu le film.
— Ça ne suffit pas, ma petite. Il faut toujours en revenir aux textes. Pourtant, dans le film, la scène s’y trouve, elle dure quelques secondes. Alors que dans le roman, la description est assez longue et précise. Le coup de la chambre nuptiale avec une glace sans tain, dans un hôtel louche à Istanbul, vous aviez oublié ? J’enverrai le livre à Wandrille, je crois qu’il aime bien toutes ces histoires d’espionnage. Trois heures, vous vous êtes surpassée, il vous plaisait vraiment ce Carlo, dites-moi, racontez-moi tout, puisque nous avons tout intérêt à rester amies toutes les deux, non ? »
Rosa en riant, de son rire de tête si exaspérant, avait tenu à faire une petite mise au point : la chambre des jeunes époux, dite aussi « des voyages de noces », existe dans bon nombre des hôtels de Venise. Elles sont toutes conçues sur le même modèle : une grande glace sans tain, face au lit, et à l’arrière un petit cabinet qui est loué pour des sommes extravagantes. Depuis qu’Internet s’est généralisé, les portiers d’hôtel, qui ne louent qu’à des Vénitiens pour ne pas avoir d’ennuis, fouillent les voyeurs avant de les laisser entrer pour vérifier s’ils n’ont ni caméra ni appareil photographique. Une seule image sur le Net, et c’est l’hôtel qui fait faillite, qui tombe sous l’opprobre. Pour emporter un caméscope, Rosa a dû payer une fortune. Et engager sa notoriété. Signer sur l’honneur, de son vrai nom, Benita Gambier, le document certifiant qu’elle ne ferait aucun usage public de la vidéo. Quand elle donnait tous ces détails, Pénélope n’arrivait même pas à la regarder. Pénélope la haïssait. Elle imaginait ce qu’elle allait lui répondre pour la faire taire. En attendant, pour cinq minutes encore, la romancière jubilait. Elle l’écrasait. Hélas, elle ne pouvait pas en faire un livre, c’était son seul regret. Ce nigaud de Carlo, pensa Pénélope. Elle trouva encore, vaincue et soumise, de quoi sourire pour narguer la triomphale Rosa, internée mais écrasante. Elle pensait : si ça se savait, mon Dieu, une chose pareille, plus personne n’irait en voyage de noces à Venise. La ville redeviendrait vivable. Et c’est alors, avec énergie, qu’elle avait contre-attaqué. Elle lui avait affirmé qu’elle avait donné elle-même le film à Wandrille. Pénélope se voyait en Judith sortant du camp d’Holopherne et des barbares. Elle triomphait nue.
Gaspard Lehman est en prison à Fleury-Mérogis. Il a avoué le meurtre du restaurateur Lamberti. Il avait ensuite simulé une agression : pour se débarrasser de l’arme du crime, il se l’était plantée dans le bras — et personne n’avait pensé à faire une analyse du sang qui avait coulé sur sa chemise.
Il est clair qu’il avait voulu s’emparer du Rembrandt. Au procès, il avait accusé tant et plus Rosa Gambara. Mais c’est lui qui avait frappé, et il avait été le seul à avouer. On attendait qu’il quitte la littérature, ou qu’il passe plusieurs années à écrire un grand livre, sa rédemption et sa réinsertion. Il vient de faire paraître un court roman, vite écrit, vite lu, le titre est emprunté à un opéra de Vivaldi, comme d’habitude, Judith triomphante — le titre que le conservateur des peintures du Louvre a donné au Rembrandt — et il s’agrémente d’un sous-titre, Mémoires d’un chat à Venise. Wandrille a blêmi quand il l’a ouvert. La première phrase lui saute à la gorge : « La nuit, à Venise, les places sont des salons vides qu’on traverse sans y penser. » Ces écrivains sont des vampires ! Elle était creuse cette phrase, prétentieuse, poseuse, pas étonnant que cette petite crevure l’ait volée…
Pénélope a aimé Venise. Pour le palais Fortuny, ses soies brodées d’or avec des oiseaux de paradis, des grenades ouvertes et des raisins bleus, il faudra revenir. Au bout de cinq tentatives, elle a fini par abandonner l’idée de le visiter. Le dernier matin, elle s’y est rendue fièrement : mercredi, c’était le jour de fermeture.
Mariella De Luca, en uniforme, est allée voir Rosa à Vicence le lendemain du rapport que Pénélope lui a fait. Plusieurs points l’ont intriguée. Ce tableau, pour la police italienne, c’était d’abord un cadeau de Mussolini à la maîtresse du comte Ciano. Elle s’intéressait aux rapports entre les fascistes vénitiens et les collaborateurs français à la fin de la guerre. Pénélope n’avait pas réussi à en apprendre plus de la bouche de l’enquêtrice, qui semblait plus avancée qu’elle ne voulait bien le dire. Le second point que l’inspecteur principal De Luca voulait éclaircir, c’était le mystère du tableau de Balthus et de son modèle. Quel intérêt ? Mariella De Luca avait demandé à Pénélope si, à ses yeux de conservatrice de musée, le délire de Rosa pouvait être vrai, comment on pouvait vérifier. Pénélope n’avait pas trouvé la réponse, et s’était surtout interrogée sur la question… Pourquoi s’intéresser à ce Balthus du Centre Pompidou, La Chambre turque ?