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À l’invitation de Rosa, chaleureuse et directe, elle entre quand même dans l’église. Les urnes funéraires des doges sont là, dès l’entrée. San Zanipolo est un mausolée. Pénélope égrène les noms : Mocenigo, Vendramin, Valier, Morosini, Bragadin, le héros qui fut écorché par les Turcs au siège de Famagouste, ça fait rêver, un livre d’histoire vénitienne. En une minute, c’est une orgie de peinture, Lorenzo Lotto, Cima da Conegliano, Guido Reni, Pénélope se dit qu’il faut qu’elle sorte vite, sinon elle va y rester tout l’après-midi. C’est aussi une écurie de pierre, beaucoup de ces monuments s’accompagnent de statues équestres : le cortège secret du Colleone. Quel est ce cheval qui doit rentrer à l’écurie ? Les célèbres chevaux de bronze de la basilique Saint-Marc ? Le cheval de Verrocchio ? Rosa Gambara se considère-t-elle comme un de ces « écrivains français de Venise » ? L’appellation est étrange et ne veut pas dire grand-chose. Les écrivains français qui vivent ici ? Ceux qui ont écrit des livres sur Venise ? Il doit y en avoir un certain nombre. Ils seront « des chats »… La menace est explicite.

Rosa en lui tendant la main lui explique le chemin le plus court pour retrouver le pont de l’Accademia et l’Istituto Veneto sans passer par le Rialto. Elle se drape dans son pashmina bleu roi : « On a le mois de mai le plus froid depuis trente ans ! Un thé au café Florian vers cinq heures, ça vous tente, rien que vous et moi ? Votre sujet de colloque m’amuse, ça pourrait donner une jolie chronique dans mon émission, vous accepteriez de m’en parler ? Si on n’assassine pas mes prochains invités entre-temps. Vous vous appelez comment, dites-moi ? »

6

Le dernier verre de M. Novéant

Rome,

mardi 23 mai 2000, tard dans la soirée

La peur, Achille Novéant l’avait sentie, crue, saignante, au ventre, la veille de ce dernier jour de sa glorieuse et pitoyable vie, dans la chambre turque. Il n’en avait rien écrit dans son cahier. Cela faisait des semaines qu’il n’arrivait plus à écrire. Rodolphe Lambel était venu le voir, avec son habituelle bonhomie et une bouteille de bourgogne, vestige de sa cave d’ambassadeur — qu’il déménageait de poste en poste —, signalant pour les amis qui venaient dîner dans ses résidences que le vin, il le payait « de sa poche », ce qui lui était resté comme surnom dans le monde des chancelleries. Un ambassadeur doit être un peu fastueux, et Rodolphe « de-sa-poche » était un radin.

Depuis les années de Sciences-Po, leur amitié était faite de controverses et de joutes oratoires. À vingt ans, ils avaient fait les mêmes voyages culturels en Italie et en Allemagne, sur fond de réconciliation et de construction européenne. L’Allemagne était en ruine et l’Italie kaput. Le père d’Achille Novéant était un héros de la Résistance en Lorraine mosellane, il avait été fait Compagnon de la Libération par de Gaulle ; le père de Rodolphe Lambel, fonctionnaire de Vichy, avait été jugé pour collaboration et s’était suicidé en prison en 1945. Leur amitié, ils l’avaient vécue comme une page d’histoire. Ils s’étaient disputés sur l’économie, sur la politique étrangère, sur le New Look, sur le nouveau roman, puis sur la Nouvelle Vague, sur tout et n’importe quoi : une vraie fraternité française. Ce soir, à Rome, le sacrifice d’une bonne bouteille de la cave de Lambel voulait dire que l’occasion était importante.

Le reclus s’était demandé un instant ce qu’ils allaient fêter. Mais rien, c’était juste une attention délicate, pour lui faire plaisir. Rodolphe Lambel se bonifiait en vieillissant.

Il avait parlé de la mort, de la douleur, et Achille avait évoqué son prochain livre. Son ami, en riant, lui avait conseillé d’ajouter quelques scènes un peu chaudes : « Tu vendras mieux, ironisait “de-sa-poche”, ça te fera de l’essence dans ta voiture, des nuits dans des palaces, des cravates Hermès, des bonbonnes de Guerlain, du beurre dans les haricots. »

Achille comprit qu’il confondait avec « la fin des haricots » et, malgré lui, trembla. Achille avait en tête un guide du crime à Venise. Avec des histoires vraies. C’est alors que Lambel avait fait naître sans le vouloir, dans la solitude de l’appartement turc, des angoisses que Novéant n’avait encore ni senties ni décrites.

Rodolphe commença par lui échauffer le sang avec des grivoiseries. Des petites histoires encore plus anciennes que sa bouteille de vin. Il regarda les lampes de chevet de chaque côté du lit, en bois foncé avec des abat-jour en papier Canson. Dessinées par Balthus ? Peut-être. Rodolphe imaginait un livre bien racoleur, consacré aux œuvres d’art les plus scandaleuses du monde, mais sur un ton très sérieux, il y aurait Fragonard, Boucher, Courbet, Balthus, le récit des séances de pose de la jeune fille dans cette pièce même. Sur le sol, il lui montra une ou deux traces de peinture.

« Tu imagines ce qui a bien pu se passer dans cette chambre…

— Je ne veux rien savoir. Tu devrais juste faire enlever ce mini-bar. Il est vide et c’est hideux.

— Je vais plutôt te le remplir, ça t’aidera. Tu n’aimes pas l’idée d’un mini-bar d’hôtel dans un décor historique ? Tu as peur que je te présente la note, vieux rapiat ?

— C’est ton excellence qui dit ça ? »

Achille n’avait aucune envie d’entendre des anecdotes chaudes sur la vie des peintres, cela suffisait. Il se resservit un verre. Son comparse continuait, content de parler à son académicien favori de ce livre qu’il projetait, succès garanti. Même chez les peintres les plus calmes en apparence, on trouverait de petites scènes épicées. Peut-être pas Fra Angelico bien sûr, mais chez Rembrandt, par exemple, entre la pulpeuse Danaé, la chaste Suzanne pas si chaste que ça, entourée de deux vieillards voyeurs, la gravure de la femme qui pisse, Ganymède enlevé par l’aigle de Jupiter et qui lance lui aussi son jet d’urine… Achille Novéant, au nom de Rembrandt, prit un air sombre et renfrogné, digne des autoportraits du maître d’Amsterdam, et lâcha : « Tu sais, Rembrandt, en réalité, c’est plus compliqué que tu ne crois…

— Tu penses que je n’y connais rien, mais viens voir dans mon bureau, j’ai tous les livres sur mon sujet… Je n’aurais qu’à m’y mettre si j’avais le temps, mais ici il faut tout surveiller, entre les jardiniers, les pensionnaires, les architectes des Monuments historiques français qui me proposent des restitutions délirantes… Patron de la Villa Médicis ça ne laisse pas tellement de temps pour écrire, contrairement au cliché qu’on s’en fait. Les journalistes croient que je passe ma vie à fumer des cigares dans les jardins du Pincio… »

Novéant, malgré toutes les gloires qui lui étaient tombées sur la tête depuis quinze ans, avait gardé un fond envieux. Il ne se voyait pas consultant des livres dans le bureau de son ami, qui était un des plus beaux du monde, avec une vue sublime sur la ville. Il aurait aimé avoir un refuge à lui, une vraie grande maison de campagne, en Toscane ou dans le Berry, bénéficier du confort d’un palazzo avec des domestiques. Il avait des amis écrivains qui s’étaient acheté des maisons de Prix Goncourt ou des maisons de Prix Renaudot. Lui n’avait eu que le prix des Quatre-Saisons, qui fait beaucoup moins vendre, et il s’était offert une cabane de pêcheur à Stromboli, une maisonnette de prix des Quatre-Saisons, avec des fauteuils en rotin et une télévision, qu’on ne lui avait même pas cambriolée. C’était minuscule, très joli, très sauvage, mais il avait dû y aller dix semaines en trente ans, autant descendre à l’hôtel. Il ruminait tout cela, avec des listes de rivaux et de concurrents, dont beaucoup étaient morts depuis ces cinq dernières années, mais qu’il enviait et haïssait encore, comme on suce un bonbon un peu doux ou une pastille pour la gorge. Il rêvait désormais, non pas de gloire littéraire — en ce domaine, il avait tout obtenu, on l’enseignait même dans les lycées, ce qui n’était jamais arrivé à ce pauvre gâteux de Jacquelin de Craonne —, mais de succès populaire, des ventes à Carrefour, des espaces culturels Leclerc à l’entrée des villes. Il aurait voulu être en piles sur les escaliers du Virgin Megastore des Champs-Élysées, être coup de cœur des libraires de la FNAC et il se retrouvait dans les boîtes des bouquinistes sur les quais. Aurait-il encore le temps pour faire du chiffre, pour s’acheter une vraie maison ? Et pour l’habiter ? Il sentait maintenant qu’il allait mourir envieux.