« Tu devrais, mon petit Achille, te concentrer sur ce que tu ressens ici, ces jours-ci. Si on te traque, si tu crois vraiment qu’on veut te faire du mal, venge-toi par la littérature. Note ce que tu éprouves, utilise la haine de ton adversaire pour faire de ton livre une arme. Ce sera ton meilleur. Tu ne te nourris pas assez de la vraie vie, je te l’ai dit, je suis le seul à pouvoir te le dire, tu vis entouré de flatteurs. Mets en scène l’horreur que ressent celui qui va mourir. Tu vas donner de la chair à tes histoires de Venise. »
Rodolphe n’avait été d’aucun secours, sous couvert de lui remonter le moral, il avait décuplé le stress du pauvre Achille. Ils avaient vidé la bouteille et le chantre de Venise, ce soir-là, après le départ de son camarade d’autrefois, s’était retrouvé seul, essayant d’ouvrir à nouveau les carnets qu’il n’avait pas sortis de sa valise, incapable de tracer quoi que ce fût sur son papier, lui qui avait autrefois la plume si facile. Il ouvrit la fenêtre. C’était vraiment haut. Il jeta le cadavre de la bouteille par-dessus bord pour voir combien de temps elle mettrait à s’écraser. Il compta. Entendit le bruit. Il était seul dans cette prison — seul avec la peur, pour la première fois, de souffrir au moment où il allait se faire tuer.
7
Dans la chambre secrète du Louvre
Paris,
mercredi 24 mai 2000
Jacquelin de Craonne, aidé par Wandrille, titube dans l’escalier en colimaçon. On ne voit rien. Ce n’est plus de son âge. Ça sent le cadavre d’araignée et la chauve-souris décomposée. Il arrive presque à en rire. Ce qui l’aide à combattre ses angoisses. Une tête de chat coupée, le message est clair.
Il n’avait jamais remarqué cette porte étroite en fer sur la face intérieure d’une des jambes du petit arc de triomphe de Napoléon dans le jardin du Carrousel, l’entrée cachée de ce monument tellement photographié. Wandrille éclaire les marches, il ne sait pas quoi lui dire pour le réconforter.
Le convaincre de traverser la Seine pour passer de l’École des beaux-arts à la cour du Louvre a été un calvaire, il a fallu trouver un taxi rue Bonaparte, pour faire cent mètres, payer le tarif de la course minimale : « Merci d’avoir accepté de finir ce reportage, c’est notre dernière prise de vue, la plus spectaculaire. Je vous raccompagnerai chez vous ensuite…
— Le devoir avant tout. Et puis, c’est pour Air France Madame, c’est très lu.
— Nous allons arriver à un premier palier, baissez bien la tête… »
Personne ne sait que l’arc de triomphe du Carrousel est creux. Wandrille a dû passer prendre les clefs chez le capitaine des pompiers, au poste de sécurité du Louvre. L’arc dépend du musée, qui le tient entre ses bras comme pour le mettre en valeur, la seule œuvre d’art qui était trop grande pour entrer et qu’on a dû laisser dans les jardins. Une pensée pour Pénélope : le Louvre, c’est son rêve, elle veut travailler à la conservation des tissus coptes sur lesquels elle avait soutenu son mémoire, mais au rythme des nominations, dans son métier, elle n’y arrivera pas avant vingt ans. À Bayeux, il avait fallu tenir bon, puis Versailles depuis deux ans, promotion inespérée qui ne lui a pas apporté que des amis parmi ses confrères, ensuite elle aura le droit de passer par la case Roubaix, puis Lille, puis Lyon et vers la soixantaine peut-être le Louvre… Et comme elle est spécialiste des tissus anciens, elle peut même amorcer un parcours thématique : le musée des Beaux-Arts et de la Dentelle d’Alençon, ou celui de Calais, puis rétrogradée au musée du Mouchoir de Cholet, avant le musée de l’Impression sur étoffe de Mulhouse, puis, enfin, le musée des Tissus de Lyon, ou le musée du château d’Angers, pour s’occuper de la tenture de l’Apocalypse, et en fin de carrière, Paris, le musée Galliera, les crinolines, jamais de Louvre, jamais d’Égypte copte… Quand Wandrille plaisante sur ce ton, Pénélope hurle.
Un pompier les accompagne, c’est la règle, le photographe suit à son rythme avec son parapluie blanc et sa sacoche. Tous les arcs de triomphe sont creux, Wandrille vient de l’apprendre et il est assez fier de donner un cours d’architecture à l’académicien. Ils sont creux, ça les rend plus solides. Craonne murmure : « J’en connais d’autres… »
Au centre de l’Arc de l’Étoile, on a même aménagé un petit musée. Wandrille se demande du coup ce qu’il y a, sur le Forum de Rome, à l’intérieur de l’arc de Titus, de celui de Constantin, de celui de Septime Sévère, on y trouverait peut-être les trésors des empereurs, la Menorah du temple de Jérusalem, les bijoux d’or de Cléopâtre… Et, dans l’arc de Gallien à Thessalonique, des armes barbares en métal rouillé.
« Vous savez tout sur les arcs de triomphe, jeune homme !
— Ici, c’est Napoléon qui a voulu aménager une chambre secrète. Comme un petit appartement, trois pièces en enfilade, sans fenêtre, avec des meurtrières qui donnent un peu de jour aux oiseaux et aux chauves-souris. »
C’est ici qu’il aurait fallu installer au moment du retour des cendres de Napoléon, sous Louis-Philippe, la dernière demeure de l’Empereur, plutôt qu’aux Invalides. On aurait pu y cacher les trésors pris à Vienne et à Milan, y dresser le lit de camp du musée de l’Armée, accrocher les portraits de famille du musée d’Ajaccio. C’est le vrai centre du Louvre. Le centre vide de la France. La pyramide de Pei n’est qu’un leurre.
« Pei, mais c’est un architecte nul. Vous connaissez ce reportage sur Arte qui passe la nuit quand ils ont besoin d’occuper l’antenne, un programme pas cher. Il est interrogé chez lui, dans un fauteuil hideux avec un napperon au crochet. Wandrille, comment a-t-on pu confier le Louvre à quelqu’un qui a des napperons au crochet dans sa maison ?
— Ici les architectes sont Percier et Fontaine, plus Gobelins que napperons. Ils ont aménagé pour l’Empereur cette sorte de grand studio actuellement sans locataire, sans cuisine, sans ascenseur, mais dans le Ier arrondissement, entre Louvre et Tuileries, très commode et très chic. L’adresse, personne ne la connaît : rue du Général-Lemonnier. Ici nul n’habite : cette rue qui n’en est pas une passe sous les guichets du Louvre. Lemonnier était un général de brigade, j’ai oublié à quelle époque. Faites très attention, le sol est inégal. Je vais vous donner le bras.
— On gèle chez vous. Vous savez trop de choses, mon petit. Vous aimez l’histoire, hein ? »
Wandrille rêve. Pénélope lui manque un peu. Ici, ils se lanceraient ensemble dans une séance de spiritisme délirant. Dans ce sanctuaire invisible, en plein Paris, Napoléon aurait pu faire aménager son poste de commandement, au bord de la Seine, au milieu de ce musée et de ce palais qu’il a tant aimés. Au cœur du Louvre, le point de croisement de toutes les perspectives, son centre de gravité. Son âme voltige quelque part. Ces pièces sales et noires sont une œuvre d’art, vide, parfaite.