Le pompier qui ouvre la marche vient d’entrer dans la troisième petite chambre, il s’engage sur une échelle métallique et soulève, au plafond, une trappe de zinc. Wandrille suit, tend la main au vieux Craonne, qui tremble…
Dans un mauvais film, là-haut, au pied des chevaux, il y aurait une autre tête de chat coupée. Wandrille a confiance : ses reportages ne sont pas des navets. Il touche, dans la poche de sa veste, le petit billet trouvé devant la statue, une belle pièce à conviction, qu’il ne reproduira pas dans cet article, mais peut-être dans un autre, si l’affaire devient sérieuse… Craonne passe la tête, regarde, se hisse, poussé par le photographe. Heureusement qu’un muret les protège du vide.
Le ciel s’ouvre, Paris paresse, la roue installée pour Noël tourne toujours dans le jardin, ça doit rapporter. C’est une des plus belles vues qui soit. Le musée ouvre ses grands bras vers le monde, et la Seine s’enfuit au loin. Dans l’axe, l’autre arc avec la flamme du soldat inconnu, puis la Défense… Les photos seront magnifiques, les chevaux verts se découpent sur le bleu, le char semble immense, les statues de femmes drapées qui l’accompagnent ont l’air d’être en or massif.
Craonne a poussé un cri. Wandrille a dû le soutenir. En haut, la tête sous un des sabots de bronze, à côté des majestueux chevaux du quadrige, un jeune homme attendait — avec l’air de Rastignac contemplant Paris.
C’est le pompier qui a parlé en premier : « Ah oui, c’est vrai qu’on a déjà quelqu’un ici ce matin. On vous a laissé là tout seul ? Vous saviez que vous étiez enfermé, on a verrouillé en bas…
— Que faites-vous là, vous ? Vous m’attendiez ? C’est un drôle d’endroit pour des retrouvailles », dit Craonne.
Le jeune homme se lève, sourit, montre une liasse de feuilles et un carnet. Il fait tout pour signifier qu’il était en train d’écrire depuis plusieurs heures, inspiré sans doute par ce décor. Wandrille, qui s’y connaît, se dit que certains n’usurpent pas leur réputation de petits poseurs. Mais comment a-t-il fait pour se retrouver là ?
Au-dessus de la terrasse, en se hissant à la force des bras, on peut atteindre le quadrige. Les touristes l’aiment, même si, eux, ne peuvent le voir que de loin. Ce sont bien des chevaux copiés sur ceux de Saint-Marc. Des chevaux que les Vénitiens avaient eux-mêmes pillés, à Constantinople, lors du sac de 1204, où ils ornaient la loge impériale de l’hippodrome, et que les souverains byzantins avaient, dit-on, volés au sanctuaire de Delphes, à moins que ce ne soit à Rome… Si Pénélope était là, elle dirait qu’on n’en sait rien. Sous Louis XVIII, un gentil sculpteur qui deviendra le baron Bosio avait fabriqué des chevaux de remplacement, verts et racés, une statue de la Restauration bien dorée rentrant au Palais, avec deux allégories portant des palmes, la Victoire et la Renommée en chemise de nuit néo-grecque, œuvres de Lemot — et non de Lemont, comme c’est écrit par erreur sur le panneau explicatif en bas.
Cela n’explique pas ce que ce freluquet fait là. La coïncidence est un peu forte. M. de Craonne, redevenu maître de lui, fait les présentations : « Nous parlions justement de vous il y a moins d’une heure. Wandrille, je ne sais pas si vous avez déjà eu l’occasion de rencontrer Gaspard Lehman, je ne me souviens plus trop qui me reprochait, en riant, de ne parler que de moi, mais je vous ai dit du bien de son dernier livre… »
Ce qui frappe Wandrille c’est que ce Gaspard, qui fait des effets de mèche brune, pire qu’un mauvais pianiste, a une petite tache de cheveux blancs près de l’oreille gauche, qu’il ne cherche pas à cacher.
8
La perte de son plus célèbre écrivain n’affecte pas vraiment Venise
Venise,
mercredi 24 mai 2000
Dans la loge du concierge de l’Istituto Veneto trône la seule télévision du lieu, ornée d’un napperon au crochet sur lequel est posée une tour Eiffel. La porte est ouverte. Le directeur la bloque avec son pied. Le concierge, un grassouillet, est assis et regarde. Deux étudiants sont là, médusés. Pénélope s’arrête. Les images sont terribles : un cadavre, dans une mare de sang, sur le bitume. Elle ne comprend rien au commentaire. La RAI montre avec complaisance toute la crudité des meurtres. Mouvement de caméra : Pénélope reconnaît la façade de la Villa Médicis. Les voitures des carabiniers bouclent la zone. Si ce cadavre est dans cet état, c’est qu’il est tombé, qu’on l’a jeté.
Dans le vestibule du palais de l’Istituto Veneto, sur un grand mur fraîchement peint en rouge sang, les bustes de marbre des illustres Vénitiens forment un cortège de fantômes qui accompagnent ce mort. À l’instant où Pénélope est entrée sous la voûte, fascinée par ces images, en haut de l’escalier monumental, les portes de la grande salle se sont ouvertes. Un flot d’étudiants, de chercheurs, a envahi l’entrée. Pénélope a envie de raconter ce qu’elle vient de vivre. Wandrille ne répond pas ; elle a laissé sur son répondeur un message très anodin, pour le punir. Elle cherche Carlo des yeux. Il a dû lui aussi fuir le colloque. La première journée de ce symposium sur les gondoles s’est achevée avec l’intervention de « l’inconnu du Paris-Rome » et l’auditoire, crucifié, sort en titubant. Les raseurs exagèrent, vraiment.
Le directeur, lui-même un grand ancêtre au profil de César, qui marche avec des béquilles, fait signe à Pénélope, la fait entrer dans la loge, referme la porte. Il a la bouche de Voltaire, l’air d’un vieil enfant qui s’amuse de tout : « Je ne sais pas si vous le connaissiez. Un de vos compatriotes. Un grand homme. Il vient de mourir à Rome. On l’a tué, je pense. Le pauvre, un chien écrasé en pyjama de soie. Achille Novéant, ça vous dit quelque chose ? Un académicien français. Il écrivait des livres sur Venise, des livres de conteur, un peu impressionnistes. Vous, vous êtes historienne, sérieuse, vous n’avez jamais dû lire ça.
— On sait qui l’a tué ?
— Rien du tout. On l’a trouvé au petit matin. Les journaux n’en parleront que demain. Mais je ne veux pas vous attrister. Regardez, ils passent aux matchs de football, Juventus contre Lazio, le Calcio c’est plus important que tout dans ce pays. Si on avait assassiné un joueur, même un joueur de l’équipe de France, on aurait eu trois quarts d’heure d’édition spéciale. Allez, n’en parlons plus. Que le vieil Achille Novéant repose en paix ! Comme je suis impatient de vous entendre demain, mademoiselle Breuil. Votre Versailles me passionne.
— Vous parlez le français sans aucun accent.
— Vous savez que vous êtes presque en terre française, ici, c’est Napoléon empereur des Français — et roi d’Italie ! — qui a fondé notre Institut le 25 décembre 1810, la seule bonne chose qu’il ait faite à Venise. Depuis 1840, nous nous occupons des études scientifiques au sujet de la lagune, mais aussi d’art et de littérature. Nous avons eu, et nous avons toujours quelques grands Français parmi nos académiciens : André Chastel, vous avez j’imagine fait vos études d’histoire de l’art avec ses livres, Fernand Braudel, personne n’a mieux parlé que lui de la Méditerranée, un ami merveilleux. On n’avait pas élu Jacquelin de Craonne, trop précieux, ni Achille Novéant, je ne me souviens plus pourquoi. Ce sont ses compatriotes qui ne voulaient pas, ils enviaient sa bonne mine, il se promenait en pantoufles de couleur, persuadé que c’était très vénitien…