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ADRIEN GOETZ

Intrigue à Versailles

PREMIÈRE PARTIE

Des fontaines d’eau vive

«Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné.»

Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc,
Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, article «Restauration», 1856

1.

Conservatrice à tout faire

Château de Versailles, lundi 22 novembre 1999, 8 h 15

Pénélope galope. Elle ne voit déjà plus l’entrée solennelle du pavillon Dufour, les marches de pierre grise, la porte des conservateurs et du personnel, les hautes boiseries blanches qui cachent l’ascenseur. Nouveau poste, nouveau lieu, enthousiasme: elle respire l’air glacé avec bonheur.

Elle arrive le plus tôt possible, avant les autres conservateurs, mais en même temps que la secrétaire du président Vaucanson. Elle a fait un détour pour saluer les surveillants de service de l’autre côté de la cour, derrière leur banque d’accueil en bois grand style Réunion des musées nationaux. Le QG de sécurité du château, mal commode, ouvre sur la cour. Ça sent le café noir. Le matin, devant la porte rouge du monte-charge, les pompiers plaisantent. Aucun des membres du «personnel scientifique» n’est encore là, même ceux qui logent sur place. Pénélope refuse une tasse en souriant.

Aile des Ministres côté midi; aile des Ministres côté nord; pavillon Gabriel; pavillon Dufour, cour de Marbre. Wandrille lui a dit qu’elle rebondissait entre les bras de briques et de pierres qui enserrent la cour d’honneur comme une boule dans un flipper. Elle n’est pas certaine que c’était un compliment. Elle a pourtant maigri. Elle passe la journée au bureau, part bonne dernière. Elle apprend vite: dans un nouveau poste, on est toujours un imposteur au début. Elle a horreur de ça. Elle s’est juré que cette phase serait la plus brève possible. Entre deux rendez-vous, elle dévore les inventaires des collections, avale les quatre volumes du catalogue des peintures, les livres consacrés au mobilier royal, les notes de ses collègues conservateurs, les rapports d’activité des années passées, les articles savants. Elle a commencé depuis deux mois, dès qu’elle a appris son affectation. Elle lit les mémoires du comte de Tilly, les souvenirs de Félix, comte d’Hézecques, bien moins connus, elle ouvre au hasard, chaque soir, un volume de Saint-Simon, ou les lettres de la princesse Palatine, pour sentir l’esprit de la cour. L’avantage d’avoir préparé le concours qui permet, chaque année, à trois ou quatre étudiants en histoire de l’art de devenir conservateurs du patrimoine dans la spécialité qui s’intitule «Musées-État», c’est de savoir travailler à toute allure. Et des lectures de fraîche date, ça permet parfois de bluffer de vieux spécialistes qui ne se souviennent plus très bien. Elle déjeune tous les jours avec un interlocuteur différent, veut tout savoir et connaître tout le monde. Si cette boulimie pouvait ne pas s’accompagner de tablettes de chocolat au lait, elle se sentirait heureuse.

L’agenda de Pénélope, dix jours après ses débuts à Versailles, ressemble à un grimoire de sorcière. Sa tête ébouriffée, pense-t-elle, est assortie. À qui pourrait-elle bien demander l’adresse d’un bon coiffeur dans cette ville?

Elle salue Marie-Agnès, elle-même coiffée comme Marie-Antoinette à l’échafaud, qui filtre les communications avec une astuce de première dame d’honneur. Elle lance un regard essoufflé au grand portrait de Soufflot. Que fait dans le vestibule ce tableau montrant l’architecte du Panthéon? Un accrochage provisoire des années 1970 qui a dû perdurer.

Pénélope dispose d’un morceau de bureau depuis la veille, d’un téléphone, de vingt pour cent du temps de la secrétaire de l’étage, Vanessa, qui a été reine de la Mirabelle à Metz en 1991, ce dont témoigne un article jauni et encadré. Vanessa lorgne la place de Marie-Agnès. Tout le monde a voulu prendre rendez-vous avec Pénélope. Nouvelle venue dans cette nasse qui aimerait tant jouer au marigot, elle a beaucoup de succès avec les crabes, vieux et jeunes, qui sont tous venus faire leurs numéros de crocodiles devant la débutante. On lui a proposé pour son nouvel appartement un réfrigérateur hors d’âge, deux tapis, des tabourets en plastique. Elle a rencontré le jour de son arrivée le lointain président, fort aimable, Aloïs Vaucanson, conseiller d’État et bibliophile compulsif.

Elle n’a pas réussi à voir le directeur scientifique de l’institution, son vrai patron, Paul Daret, un conservateur général qui, après une carrière immobile, n’attend plus que sa prochaine retraite. Il laisse agir ses équipes, apparaît peu, vit dans un appartement en ville avec une universitaire qui enseigne la chimie à Censier. Depuis deux ou trois ans, on le croise moins dans les salles. Il soigne ses rhumatismes, enchaînant les cures de trois semaines et les récupérations de jours de vacances. Il ne rentrera que début janvier. La question du choix de son successeur se pose à voix basse.

Pénélope sympathise avec le conservateur dont elle dépend, M. Bonlarron, débonnaire roi Babar, capable de réciter à l’endroit et à l’envers la liste des meubles importants qui se trouvaient à Versailles avant la Révolution. À deux ans de la retraite il se sent libre de tout dire, puisque le poste de Daret ne sera pas pour lui. Il se glorifie de tout ce qu’il «a fait rentrer», brebis égarées retrouvées le plus souvent chez des milliardaires, qu’il eut ainsi, au fil des ans, l’illusion de fréquenter un peu — consolation mondaine de son maigre salaire. Il trace dans l’air, avec les gants blancs qu’il porte toujours pour ne pas abîmer ses consoles, un signe d’impuissance et ponctue: «On en est là!»

Restent les autres: la conservatrice du musée des Carrosses, dite «la cinquième roue», en dépression, et deux conservateurs en chef qui ont tout de suite eu l’air d’adorer Pénélope. La première est une dame à chignon en forme de brioche laquée, très solide, comme seuls quelques coiffeurs du VIIe arrondissement de Paris et des bonnes paroisses de Versailles en réussissent encore. Elle se nomme Simone Rapière. Bonlarron, charitable, a donné à Pénélope le nom du coiffeur, chez Léonard, rue du Vieux-Versailles, qu’elle a noté avec attention. Plutôt mourir. Cette Rapière a écrit une suite de livres à l’eau de rose sur Marie-Antoinette. Elle porte depuis trente ans les mêmes lunettes futuristes en forme de Minitel. Tout le monde l’appelle Chignon-Brioche comme si elle était une vieille dame charmante, alors que c’est une teigne.

Son allié dans la place est un autre conservateur en chef, quarante-cinq ans, toujours en congé lui aussi pour diverses maladies bénignes, qui tente des effets de gilet brodé et organise des expositions d’éventails au musée Lambinet, le musée municipal de Versailles, éternel oublié des cars de touristes. Il prépare une sélection de boîtes en or «qu’il ne faut pas confondre avec les tabatières», de porte-bouquets et de pistolets à parfum. Il a son public. Il s’appelle Augustin de Latouille, un nom qui, dit son ami Bonlarron, «ne figure même pas dans le dictionnaire de la fausse noblesse». Les rangs de la conservation sont dégarnis: deux postes restent encore à pourvoir, un pour les peintures, un pour les sculptures. Depuis six mois, personne n’a été nommé. La crainte est que le ministère ne les renouvelle pas. C’est un bon sujet de conversation.