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— Beau sujet pour vos cires, pittoresque! La première roue, celle des millénaires, n’a jamais tourné. C’est ma seule vraie inquiétude pour le mois prochain. Si elle consent à bouger, nous sommes tranquilles pour les huit mille prochaines années, et ce sera une bien bonne nouvelle. J’ai confiance.

— Très drôle. Vos postes Internet?

— Il y a un accès au service de la communication. Ça suffit bien. Si ça boume, on réparera. Ça permettra d’en demander huit.

— La surveillance, les alarmes, les caméras vidéo?

— Notre sécurité, ce sont les clefs et les serrures. Pas de caméras. On ne va pas visser dans les boiseries. Nous avons mis quelques pièces sous alarme, aux points nodaux du parcours, aucune raison que ça ne fonctionne plus le 31 décembre.

— L’installation électrique?

— Trop cher pour vous. La mise aux normes, j’y travaille, c’est du lobbying auprès du ministre, pas besoin de vous. Cela consiste à faire fonctionner l’État. C’est mon métier.

— Toutes les installations à Versailles sont en 110.

— EDF fournit hélas désormais du 220, nous avons des transformateurs. Nous disposons d’importants stocks d’ampoules.

— J’imagine que vous ne “communiquez” pas beaucoup là-dessus…, ajoute Deloncle, qui fait partie de ceux qui miment les guillemets avec les doigts, ce qui agace Pénélope.

— Ça se sait là où il faut que ça se sache. La galerie des Glaces marche aux néons depuis la visite de John et Jackie Kennedy. Ils devaient venir pour déjeuner, ils sont venus dîner, on a vissé des tubes en une journée au-dessus des corniches. Depuis, ça claque de temps en temps, on n’y peut rien. Une fois par an, on monte en changer une quinzaine avec les grandes échelles. Vous voulez que je vous parle de la réfection des huisseries? Vous connaissez le nombre des fenêtres? À votre avis, combien y a-t-il de petits carreaux à chacune, selon les étages?

— Sous les toits, vous avez des fils électriques anciens?

— Les attiques n’ont jamais été électrifiés, ni les greniers. Pas chauffés non plus, on les a fermés à la visite faute de personnel, on y entasse les vieux cadres. Vous avez d’autres questions? Vous voyez que la gestion de Versailles aurait largement de quoi vous ruiner, monsieur Deloncle. Votre petite entreprise y périrait. Laissez-moi faire.»

Aloïs Vaucanson, conseiller d’État, se lève pour reconduire son visiteur. C’est à qui aura les plus jolis souliers, un concours d’étincelles, une compétition de glaçages, l’un noir, l’autre marron.

«Vous verrez, Pénélope, que cet idiot va alerter la presse, et j’aurai mon budget pour le plan Grand Versailles! Ce petit ramenard va nous être bien utile…

— Il est dangereux. Il plaît.

— Sa femme est une Dreux-Soubise. Nom illustre. Il est reçu dans tous les châteaux. Ça n’ira pas plus loin.

— La pauvre. Elle lui choisit des cravates à poneys?

— Rien ne vous échappe, nous allons nous entendre. Je m’en étais douté quand je vous ai recrutée, c’était ma crainte, vous n’avez aucun défaut. Ça sert, les défauts.

— On peut les dire en entretien.

— Ce qu’il faut, c’est leur montrer que nous savons être meilleurs qu’eux, sur leur terrain. Vos expositions intelligentes, les salles que vous allez retendre de tissus d’époque doivent nous faire gagner de l’argent… Vous avez croisé Nancy Regalado et son équipe, j’ai visé son scénario, rien de transcendant, elle a ajouté à l’histoire un valet en noir qui observe Marie-Antoinette de son arrivée en France jusqu’à l’échafaud. Lourd de symboles comme vous voyez, et neuf: c’est le peuple, c’est la mort, c’est son destin… ça nous rapporte, vous comprenez! Moi, je n’aime que les livres. Je hais les vieilles pierres. Vous savez, quand on m’a nommé ici, je faisais campagne dans les antichambres pour devenir président de la Bibliothèque nationale de France, alors… Ne pas être exactement à sa place, c’est une arme…»

Il a pesé ces dernières phrases. Il n’a pas dit «L’État, c’est moi», pense Pénélope, mais je le répéterai comme s’il l’avait dit. Elle a eu le temps d’observer ces deux hommes: l’élégant, le prince, cela aurait pu être Deloncle, et Vaucanson l’homme d’affaires marchand de spectacles. Au fond qu’est-ce qui les différencie? Une seconde, elle vacille. Pourquoi a-t-il tellement voulu qu’elle assiste à ce face-à-face? Pour lui donner une leçon? Les ordinateurs du service de Thierry Grangé sont-ils prêts à affronter l’an 2000? Vaucanson n’en a pas parlé. Les bureaux des architectes sont les seuls à être entièrement informatisés. Impossible qu’il n’y ait pas pensé.

«Et dans les dossiers embêtants, mademoiselle Breuil, il reste des merveilles que je n’ai pas vues?

— Un Chinois milliardaire qui veut financer des projets culturels. Ici.

— En quoi est-ce grave? On a toujours bien accueilli les mécènes à Versailles. Hier Rockefeller, demain les Chinois.

— On me dit que c’est un assassin.»

Au même instant, une sirène se fait entendre. Vaucanson se penche à la fenêtre, un froid vif envahit la pièce.

«Il va pleuvoir, je sens que le temps est chaque jour pire, c’est l’an 2000 qui détraque tout, à commencer par mes rotules. Deloncle a raison, je beugue des genoux…

— Vous n’allez pas vous aussi partir en cure à Dax?

— Petite impertinente. Regardez en bas! Une voiture de police qui fonce vers les jardins. Vous saviez?

— Un cadavre à Latone.

— Vous auriez pu m’en dire un mot! Vous me laissiez faire mon numéro devant ce crétin!»

Aloïs Vaucanson, dos à la grande glace, éclate de rire.

10.

Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un père ministre des Finances et de l’Industrie

Château de Versailles, pavillon Dufour, bureaux de la conservation, lundi 22 novembre 1999, un peu avant midi

Wandrille veut avertir Pénélope avant que la nouvelle ne soit dans la presse: l’État, c’est lui. Tant pis s’il bouscule l’agenda des rendez-vous de la conservatrice. Il se gare sur la place d’Armes. Il jette un regard épris à sa MG «couleur coquelicot», comme l’a dit, avec poésie, le garagiste, monte à l’assaut du château, franchit la grille d’honneur en fredonnant «Ah, ça ira», passe à toute vitesse devant un cordon de police. L’accès des jardins vient d’être bloqué. Côté ville, les touristes commencent à refluer en maugréant, ceux qui ne savaient pas que le palais est fermé le lundi et comptaient voir les jardins.

Un groupe de troisième âge, en formation de tortue, bloque le centre de la cour, lançant des bordées d’insultes à l’accompagnateur incapable qui n’a pas vérifié les jours d’ouverture. Au seuil du pavillon Dufour, Pénélope tombe dans les bras de ce play-boy ébouriffé, veste sérieuse, mais sans cravate.

«Wandrille, tu as eu raison de venir plus tôt. Ta chronique, bouclée?

— Oui, très provoc. Après le décryptage de la mode du vêtement pré-usé, l’aspirateur sans sac et la disparition des téléphones de voiture: sexe et écologie…

— Je vais te doucher à l’eau glacée, ça te fera du bien. Suis-moi dans les jardins, on vient de trouver un mort, le président ne veut pas y aller lui-même, mais il demande que je lui fasse un rapport dans un quart d’heure. Ça risque de ne pas être joli.