— Pénélope, je suis un homme, ne l’oublie pas. Ça ne te choque pas que la plus belle place de France soit un parking? C’est pratique, mais tu imagines comme ça serait beau les trois avenues, la place d’Armes, la façade du château si ce n’était pas un tourniquet à autocars? Un sujet pour ma chronique.
— Tu m’aides à creuser? Un parking souterrain? Tu sais, Louis XIV y avait pensé, il a fait construire les deux Écuries, la grande et la petite.
— Elles ont l’air d’avoir exactement la même taille.
— Tu as raison. C’est fou, je les vois tous les jours, je sais que celle de droite est la grande, ça ne m’avait jamais frappée.
— Tu as encore besoin de moi! Tu voulais qu’on aille rendre visite à un cadavre?»
Pénélope et Wandrille traversent le petit passage pavé de bois qui fait communiquer le côté de la ville et le côté du parc. Ce n’est pas le chemin le plus court, mais Wandrille voulait passer par là, un souvenir d’enfance. Les agents du domaine évacuent les promeneurs en contrôlant les identités, sous la pluie qui commence à tomber, c’est le drame. Pénélope montre son badge.
Au bassin de Latone, le spectacle est désolant. En plein été, les jours de grandes eaux, il projette ses arcs-en-ciel devant les nobles façades. Triomphal, il joue, quand on le regarde depuis la terrasse, avec la verdure et le ciel bleu, rayonne de toutes ses statues, ses grenouilles de pierre avec ses cascades ricochant sur les bergers effrayés par la toute-puissance d’Apollon petit enfant. C’est le plus beau souvenir que Wandrille avait emporté avec lui de sa première visite, en voyage avec sa classe de l’école des Francs-Bourgeois, quand il avait dix ans. Par ce froid, au milieu des arbres noirs, robinets fermés, le bassin se dresse comme une pièce montée à l’étalage depuis trop longtemps. Au sommet, la déesse Latone, défraîchie, tient dans ses bras son fils Apollon. Le dieu du Soleil et des Arts grelotte. Il manque un bras à un des personnages, un autre n’a plus de doigts, une des grenouilles a sauté, les petits lézards se lézardent sous le gel. N’importe quel mécène aurait le cœur navré.
«Péné, tu connais l’histoire de la princesse qui embrasse un crapaud et qui devient crapaude?
— On continue d’écrire que c’est une image du jeune Louis XIV et de sa mère harcelés par les révoltés de la Fronde et qui les changent en batraciens, ça n’a aucun sens. Comme si le plus grand roi du monde avait envie de se rappeler ce mauvais souvenir tous les matins.
— Tu veux me faire une visite guidée ou tu t’intéresses un peu à ce qui se passe?»
La police a mis des barrières de protection. On a sorti de l’eau une femme nue, dont le corps, couvert d’un drap, est posé sur un brancard.
Pénélope se présente. Un lieutenant de police, la trentaine, blondinet poupin peu loquace, livre quelques informations. La mort a eu lieu par strangulation, avant que le cadavre ne soit jeté dans le bassin. Impossible de savoir exactement vers quelle heure. Aucun élément ne permet l’identification. Il s’agit d’une femme jeune, de type asiatique. Le corps n’est pas gonflé, il n’a pas dû rester très longtemps dans l’eau. Le lieutenant fait l’important:
«Il y a autre chose. Vous allez peut-être nous aider à comprendre. On lui a fait des marques, des dessins, je ne sais pas si ça a un rapport avec Versailles. On l’a quand même retrouvée ici, au centre des jardins, dans le bassin le plus en vue. Ils auraient pu la cacher dans une fontaine à l’écart, ou dans les bois. Ceux qui ont fait ça ont voulu qu’on regarde.
— Des dessins?
— Sur le ventre. Comme des graffitis. Des incisions au couteau. On ne sait pas si la victime a été violée, je vous informerai quand nous aurons le rapport du légiste.
— Rien ne vous y oblige.
— Nous avons toujours bien travaillé avec la conservation. M. Vaucanson m’a demandé de le tenir au courant, je crois que c’est indispensable à Versailles, le lieu est plutôt “spécial”. Dans le cas présent, vous pouvez peut-être nous aider. C’est un maniaque qui a fait ça. Je peux vous demander de regarder? Vous avez le courage?»
La jeune femme a été retrouvée nue, avec un imperméable jeté sur ses épaules qui avait servi à emballer le corps. Le lieutenant, après avoir enfilé des gants en latex, écarte le drap que les infirmiers ont posé sur le brancard. Il se contente de dévoiler la zone du ventre, par pudeur et pour ménager Pénélope. Wandrille recule d’un pas. Des ouvertures rouges, faites peut-être au scalpel, dans les chairs, montrent un tracé barbare. Un des adjoints du lieutenant photographie.
«C’est le seul indice que nous ayons.
— Rien qui se rattache à Versailles, dit Pénélope. C’est plutôt une peinture préhistorique.»
Comme si on avait voulu tatouer sur la peau une sorte de personnage. Un homme stylisé. Il lève les bras vers le haut, comme deux rails parallèles, et ses jambes sont droites, côte à côte. Les plaies, restées sous l’eau, sont propres, le tracé se voit bien.
«Regardez le cadavre, il lui manque un doigt!»
Le policier lance un regard à Wandrille, qui n’a pas à se mêler de l’enquête:
«Oui, on a relevé ça tout de suite, coupé sans doute au moment du meurtre, ou peu de temps avant. Le légiste nous dira. Un crime de cinglé.»
Dans les films, les policiers tiennent toujours ce genre de propos, avec une évidente gourmandise. Cette fois, Wandrille comprend ce que veut vraiment dire cette phrase. Il obéit à l’ordre général de circuler donné aux promeneurs, il en a vu bien assez.
«Tu crois que c’est le doigt du tiroir? Tu n’as pas voulu lui dire que tu détenais le morceau manquant? Pour qu’ils vérifient s’il s’adapte? Ma petite Péné, tu ne changeras pas, tu veux percer le mystère toi-même…
— Il va falloir que j’y aille, pour faire ma note.
— Ça ne la ressuscitera pas. Pauvre Chinoise. Elle devait être assez mignonne.
— Regarde, on a ouvert une fenêtre de la galerie des Glaces. C’est le jeune homme en noir qui joue dans le prochain navet de la Regalado. Je te raconterai. Il ne dit pas un mot de tout le film, je comprends qu’il ait envie de prendre l’air.»
À peine entré dans le bureau de Pénélope, Wandrille, n’y tenant plus, ferme la porte, l’embrasse; elle sourit:
«Tu veux jouer Le Verrou de Fragonard en tableau vivant? Tu sais, le décor y est, mais ce n’est peut-être pas le moment?
— Tu as du champagne au frais? Rien ici? C’est bien la peine d’avoir un bureau dans le château de Versailles! Tu vas cesser de penser à tout cela, ferme les yeux, je passe ma main sur ton front, et voilà, oubliée la Chinoise atrocement torturée, le doigt en moins et les dessins au cutter. Réveillez-vous, je le veux! Je vous aime. Écoutez-moi maintenant.»
Il lui révèle, d’un coup, son nouveau destin: l’annonce du prochain gouvernement est pour 20 heures, sur le perron de l’Élysée, le voici fils de ministre. Un joli cadeau de Noël avant l’heure.
«Il faisait de la politique, ton père? Tu ne m’as jamais parlé de ça…»
Le Premier ministre a eu envie de «donner des gages à la société civile», comme le pressentait ce matin Nicolas Poincaré sur France Info, et c’est tombé sur lui, le plus incivil des grands patrons français. Il avait insulté à la télévision le PDG de Monotex — un voyou qui vient de déménager en une nuit ses équipements en Hongrie et de partir avec un pactole — et il est devenu depuis un mois le héros des chômeurs. Wandrille avait toujours cru que son père, dans le loft de la place des Vosges, votait à droite. Le voici ministre de gauche. Il l’était peut-être déjà, ou l’avait été. Que sait-on de la jeunesse de ses parents?