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«Il a été invité à un week-end de travail, très secret, dans l’endroit le mieux gardé de Versailles, la résidence des Premiers ministres, le pavillon de la Lanterne. La prochaine fois on demandera si on peut passer pour le café. Ton big boss sera fou de jalousie. Tu sais, Péné, je crois que je me sens de gauche maintenant, je n’hésite plus, je vais m’encarter.

— Par conviction, ou parce que tu veux couler ton père? Par amour pour moi?

— Papa est vraiment malin. Dès qu’il a appris la nouvelle, le finaud est allé s’acheter trois costumes anthracite tout faits au Bon Marché. Des trucs sans marques, du magasin. Tu te rends compte.

— Tu sais, pour mes collègues, un costume du Bon Marché c’est le nirvana! On guette les soldes. Et regarde ma petite veste, avec le top assorti, tu aimes? Monoprix!

— J’aurais pensé Yamamoto, bravo. Papa change de vie, il veut être élu député, on va le parachuter dans un bled qui vote socialiste depuis un siècle, tu l’imagines arrivant à l’Assemblée nationale sapé comme un milord, avec ses costards sur mesure de chez Cifonelli, la chaîne de montre, la pochette blanche pliée selon des règles connues de lui seul, c’est le scandale politico-financier garanti. Il vient de me refiler dix costumes, de purs chefs-d’œuvre. Il n’en veut plus. Je vais tout récupérer, et les godasses aussi, on a la même pointure. Regarde cette veste, un bijou, bien trop beau pour un ministre, j’ai mis un jean APC, pour le changement dans la continuité, tu crois que ça va? Faut panacher.

— Elle rebique aux entournures, ta veste, c’est un désastre, regarde-toi! Va faire un tour dans la galerie des Glaces. Tu n’as pas du tout la carrure de ton père!

— Sa brioche, que les Français vont découvrir! Mais aussi son bras long. Apprenez, mademoiselle la conservatrice des textiles, qu’un costume sur mesure, même aux mesures de quelqu’un d’autre, a toujours l’air d’un costume sur mesure. C’est paradoxal, c’est anormal, c’est injuste, mais c’est ainsi. Je le prouve. Non?»

Pénélope, pour éviter que des oreilles non averties entendent déblatérer Wandrille, vient de refermer son bureau. La porte s’ouvre une seconde plus tard.

C’est Bonlarron, rubicond, exultant:

«Waddesdon ne dépose pas plainte! Il n’y a aucune raison. La table est toujours chez eux, dans la salle de la tour. Celle qui est ici doit être une copie. Je suis fasciné de penser que l’on peut faire de si bons équivalents. Je m’y suis trompé. Qui a pu payer aussi cher pour ça? Je vais avertir M. Vaucanson. Vous lui en avez parlé ce matin?»

La porte à peine refermée, Wandrille reprend, sans s’être intéressé une seconde à cette énigme mobilière:

«Tu crois qu’on me laissera utiliser l’héliport du ministère des Finances? Si je veux t’emmener bruncher à Guernesey un dimanche matin, ça fâcherait beaucoup les contribuables? Tu as entendu parler de la vedette sur la Seine, amarrée à Bercy? Papa va la prendre pour aller à l’Élysée. On la gare sous le pont Alexandre-III. C’est d’un pratique!

— Assieds-toi, tu me donnes le mal de mer.

— Je sens qu’on ne va pas déménager. La maison de la place des Vosges est quand même plus sympa que l’appartement de fonction. Si tu voyais, c’est bas de plafond, c’est moderne, tout est dernier cri, les rideaux à vomir.

— Tu veux que j’intervienne?

— Il y a des spots vissés partout, comme dans James Bond.

— Je vais te prêter le catalogue de tissus de la maison Prelle.

— Papa n’en peut déjà plus du chauffeur du gouvernement, un vieux à moustaches, avec des pompes tressées, qui sent l’après-rasage. Il n’ose pas lui dire. Il le fait rouler vitres ouvertes, il va se prendre une balle perdue, un contribuable excédé va le reconnaître, faire un carton et je serai orphelin.

— Tu hériteras. On se marie?

— Et Manrique, le vieux chauffeur de papa, qui a tellement de style, on ne sait plus à quoi l’occuper. On ne peut pas le licencier. Papa ne peut pas commencer par faire un chômeur. Depuis hier, maman passe son temps à faire les courses avec lui, pour lui donner du travail, elle va dépenser tout le salaire de la famille. Tu sais, un salaire de ministre, c’est un vrai recul pour papa qui…

— Wandrille, si tu ne cesses pas, je veux dire tout de suite, nous nous séparons.

— Tu viens de me demander en mariage.

— Je vais surtout demander à mon père de photocopier son dernier bulletin de salaire pour te l’envoyer. Tu sais, il utilise la photocopieuse de la poste centrale, chez nous, à Villefranche-de-Rouergue. Je crois que je ne vais pas tenir.

— Tu perds ton humour. Papa va t’adorer, tu seras une vraie fille pour lui. Depuis le temps que je veux que vous vous rencontriez.»

11.

La cantine des conservateurs

Ville de Versailles, quartier Notre-Dame, lundi 22 novembre 1999, à l’heure du déjeuner

«On va à la Tégé, pour le déj? demande Pénélope.

— Pardon?

— La Trésorerie générale, explique Bonlarron à Wandrille, c’est le plus pratique, cela nous sert de cantine, derrière la Grande Écurie. Si vous préférez un sandwich, on peut aller chez Julien, rue de la Paroisse, je vais vous instruire, moi. C’est la meilleure boulangerie, tous les conservateurs y vont.

— Je préfère les aliments sans conservateurs. Wandrille, tu viens avec nous?

— Si votre petit ami nous accompagne, nous ferions mieux peut-être d’aller au Café des Arts, rue d’Anjou, viandes sublimes, des bœufs dotés de mirobolantes généalogies, des traçabilités de duc et pair, des gigots de race, des barons d’agneau…

— Pourquoi? À la Tégé, on empoisonne les voyageurs?

— Ils ont été capables de nous servir de la pizza à la patate et du flan aux coquillettes.

— On y va!»

Wandrille et Pénélope entraînent Bonlarron pour le réconforter, comme trois amis déjà. La Trésorerie générale est une erreur architecturale des années 1970 à une minute du palais des rois. Une «rampe d’accès» conduit à la cantine située en sous-sol, le «restaurant», où déjeunent les conservateurs sans prétention et Bonlarron tous les jours, qui a gagné là sa réputation de pingrerie. Les autres vont sur la place d’Armes, à la Taverne strasbourgeoise, se repaître de cassoulet, de bouillabaisse et d’escalope normande, spécialités adoubées par la gastronomie alsacienne. À la Tégé, pas de recette.

Les trois plateaux qui se suivent à la caisse promettent un vrai régaclass="underline" riz aux moules, langue de bœuf sauce madère aux carottes Vichy, hachis parmentier, yaourts bio pour tous.

«Qu’avez-vous pensé du Chinois? demande Pénélope à Bonlarron. Une chose m’inquiète…

— Son goût pour la langue de canard?

— Son Versailles de Louis XIII. Quand on m’a parlé de lui, j’avais imaginé un adorable vieillard francophile, qui, sous Mao, calligraphiait des poèmes d’Eluard le soir à la bougie. Il m’a surprise. Vous voulez le fond de ma pensée? Je n’imagine pas qu’il ait pu avoir son idée tout seul.

— Ensuite il fera reconstruire Port-Royal-des-Champs…

— J’ai vu qu’il y avait un projet pour rattacher le musée du Jansénisme, le musée des Granges de Port-Royal, à Versailles.

— Ça pourrait faire, comment dire, un “complexe”… Si vous saviez!»