Bonlarron grimace devant les carottes. Au moment où Wandrille allait l’interroger sur le jansénisme, il change de sujet:
«Vous vous habituez, ici, Pénélope? On se fait à Versailles. Vous savez, la secrétaire du président m’a dit l’autre jour: “On ne peut plus sortir de Versailles quand on y habite.” Marie-Agnès fait relier ses Marie-Claire chez des bonnes sœurs en Belgique. Elle a bien du mal à se mettre à l’ordinateur. Elle a toujours dans son tiroir un tricot et une bouteille d’Hepatoum…
— Pour les digestions du président?
— Elle n’achète pas le journal. Elle a repéré qu’il était en pile gratuitement au parking souterrain devant Notre-Dame. Elle n’a pas de voiture, mais elle passe pour le journal… Elle m’a conseillé de faire tourner ma machine à laver la nuit pour faire des économies.
— Elle est logée dans le même immeuble que toi! C’est donc ça que tu entendais couiner! Tu ne m’as pas encore montré ton nouveau gîte d’étape.
— Wandrille, voyons! Parle moins fort, l’ennemi guette nos confidences.»
À la table voisine, Chignon-Brioche grignote avec Gilet-Brodé, tous radars branchés. Bonlarron aussi les a vus:
«Simone Rapière! Elle vient rarement, la vieille bourrique, c’est parce que la cantine se refuse à lui servir son Martini orange. Elle ne carbure qu’à ça. L’autre, c’est plutôt le vin rouge. Ici, ils se croient tous dans un conservatoire des arts et traditions aristocratiques. Le petit Augustin de Latouille est né à Versailles, paroisse Notre-Dame, il le rappelle plusieurs fois par jour. Paris est pour lui la nouvelle Babylone. Vous voulez entendre des bruits du quotidien échappés d’une autre époque? Ici, c’est possible. Le crissement de la veste en velours, le vrombissement de la 103 Peugeot. On garde ici comme dans une réserve indienne ces instants qui disparaissent partout.
— C’est charmant, on dirait que ça vous agace.
— Tout le monde croit descendre des courtisans du Grand Roi. Surtout ceux dont les premiers ancêtres versaillais sont arrivés ici en garnison sous le Second Empire ou pour aller canonner du communard. Versailles contre Paris. Ils se sont sentis bien, ils sont restés. Ils ont acheté des tables de bridge. Ils vous expliqueront qu’ils sont installés depuis toujours et que le Roi est leur cousin.
— Ça promet, je vais rester sept ou huit ans dans cette ville délicieuse, à m’occuper de textiles qui n’existent pas.
— Vous plaisantez! Je viens de vous en trouver!
— Des tissus anciens? À Versailles?
— Sept caisses de bois peintes en vert, jamais ouvertes, dans les réserves du musée des Carrosses et localisées le mois dernier par mes soins. Elles contiennent tous les parements qu’on a mis sur les chevaux lors du sacre de Charles X en 1825, des drapés fleurdelysés, des cocardes de bride ou de poitrail, blanches, des ornements de harnais et de grandes guides, cramoisis et souvent moisis, des plumets et des sabretaches.
— Un trésor, glisse Wandrille.
— Tout en fort piteux état, et il faudra que votre consœur du musée des Carrosses vous les laisse. C’est du tissu, c’est pour vous, mais ça va avec le carrosse, et elle l’a. Comme le musée des Carrosses dans les Écuries n’est ouvert qu’au week-end, elle a le temps, ça va saigner…
— Alors que moi, qui n’ai rien à faire… Vous avez raison, Versailles, c’est une question d’ambiance. Je vais lui laisser ses tapis de selle, sauf si vous me donnez l’ordre de me battre.
— Pas du tout, prenez le temps d’arriver, faites votre place parmi nous, Pénélope. Vous l’étranglerez bien assez tôt. Vous devez d’abord nous aider à restituer des tissus, pas forcément à l’échelle de ce qui a été fait pour la chambre de la Reine.
— “Restituer”, remeubler, un peu comme ce qui vient de se passer cette nuit, à la sauvage, interrompt Wandrille… Racontez-moi.»
12.
Le statut du commandeur
«La chambre de la Reine, c’est toute une histoire! Une folie de Van der Kemp.
— Qui?
— Gérald Van der Kemp a un statut particulier parmi tous ceux qui ont dirigé Versailles. Il a été conservateur dans cette maison de 1945 à 1980, un règne! Ici, il a été un dieu, dans une époque qui avait pour héros Bocuse aux fourneaux, Cousteau sur mer, Tazieff devant les volcans, Bouglione pour le cirque, Jean-Pierre Rampal à la flûte traversière, Françoise Dolto pour les enfants… Lui incarnait Versailles, avec ses deux mètres de haut, sa cape noire jetée sur l’habit vert, ses baisemains d’une souplesse inégalée. Il roulait en vieille deux-chevaux, il était reçu partout. Il avait défié les Boches de la division Das Reich en défendant au péril de sa vie les tableaux du Louvre qui étaient cachés au château de Valençay, dont La Joconde, qu’il avait sans façons accrochée dans sa chambre. Sa femme, Américaine fort distinguée, recevait tout Paris, les mécènes, la mode, ce que l’on appelait la Café Society, si cela dit encore quelque chose à des gens de votre âge…
— C’était l’archéo-jet-set, approuve Wandrille.
— Ils recevaient dans l’aile des Ministres. Elle avait importé une famille de domestiques mexicains. Van der Kemp a défini une politique toujours suivie aujourd’hui.
— Pour les embrases de rideaux? Écoute bien, Péné!
— Cela va vous faire comprendre ce que cette table volante a de scandaleux, si elle est fausse. Tout se résume à deux règles: on choisit de restituer, dans chaque pièce, l’état historique pour lequel on a le plus de documents et d’éléments mobiliers qui restent.
— D’où l’aspect actuel du château, Wandrille, qui peut te sembler incohérent, reprend Pénélope. On passe de la chambre du Roi, décor Louis XIV fin de règne, avec quand même une cheminée de plus, à une chambre de la Reine dans son état Marie-Antoinette d’octobre 1789.
— Et la seconde règle? Continuez, nous ne vous interrompons plus.
— Éliminer les meubles qui ne se trouvaient pas à Versailles ou dans des châteaux royaux et surtout ne copier aucun des meubles qui en viennent, conservés à l’étranger. Les administrations, les ambassades, les musées français ont presque tous dû restituer les pièces versaillaises qu’ils possédaient. Le président Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances, explique Bonlarron en inclinant légèrement la tête, a donné l’exemple en renonçant à la pendule qui était dans son bureau. Le Louvre a cédé à contre cœur le bureau à cylindre de Louis XV, que nous avons remis à sa place, dans le cabinet intérieur du Roi.
— Les conservateurs du Louvre se sont sentis lésés?
— Pire que ça! C’est La Joconde du meuble, le chef-d’œuvre d’Oeben et Riesener, les deux plus grands artistes en ce domaine. Le bureau était à Paris dans la galerie d’Apollon, avec le Régent et les diamants de la Couronne. Durant des années, nos collègues du Louvre ont laissé vide l’estrade où il était installé, pour protester. Sont venues ensuite dans notre bureau, aujourd’hui intégralement meublé, les encoignures signées Joubert, le médaillier de Gaudreaux, en harmonie merveilleuse avec les boiseries faites par Verbeckt! De grands maîtres dont les noms devraient être aussi célèbres que ceux de Boucher et de Fragonard.
— Vous exagérez. Ce sont les “arts décoratifs”, comme on dit…
— Vous n’avez jamais regardé, Wandrille, ces meubles du XVIIIe siècle. Ce sont des sculptures qui vibrent, on voit la trace des coups de ciseau de l’artiste qui les a façonnés. Ils sont uniques, émouvants. Un beau fauteuil, ça a du nerf, du mouvement. Quand les visiteurs passent devant sans regarder, je les massacrerais! Tous ces veaux qui viennent voir “Versailles”, qui ne comprennent pas qu’ils sont dans un musée où il y a un chef-d’œuvre à chaque pas. Nous sommes le premier musée au monde pour les meubles de Riesener, nous en avons presque vingt. Mais qui regarde une table comme on regarde un tableau? Pourtant, ils ont une âme, une personnalité, mes fauteuils. Elles vivent, mes commodes! Elles nous mettent directement en communication avec ces artistes de la grande époque, le sommet de l’art français…