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— Et ces deux règles…

— Elles étaient faites, bien sûr, pour n’être pas suivies. Regardez la chambre de la Reine.

— Je ferme les yeux. J’essaye d’imaginer. Mais avant, je vais aller me chercher une autre assiette de riz aux moules. Péné, tu en veux? Je commande déjà les cafés?

— Wandrille, personne ne se ressert ici, écoutez-moi. Les tentures des murs avaient commencé à être retissées à Lyon avant l’arrivée de Van der Kemp, d’après les cartons originaux. Il a installé une balustrade dorée qui est une réinvention pure…

— Ça, la dorure, moins on en a, plus…

— Wandrille!

— Il a ajouté des pliants qui datent de la reine précédente, Marie Leszczynska. Le tapis aussi est Louis XV. Surtout, pour le lit, on possédait des descriptions et une petite peinture, on savait qu’il y avait un coq doré dans le haut.

— Pour le réveil gaulois, fait Pénélope qui aime déchiffrer les symboles.

— C’est un artisan florentin qui a inventé le dessin du baldaquin, et on y croit. Vous savez ce qu’il a osé utiliser comme modèle? La grille du coq du palais de l’Élysée, qui date du président Émile Loubet! Une vraie farce. Les tissus, eux, sont parfaits, mais neufs, c’est votre domaine désormais, Pénélope.

— Dis quelque chose, Péné! Ils peuvent tuer pour ça, ici! Je veux tout savoir.

— La courtepointe est “bonne”, c’est la seule pièce. Sa copie avait été commandée à Lyon, quand on l’a retrouvée aux États-Unis vendue par une famille princière de Prusse orientale. On a annulé la commande.

— Si le public savait!

— La seule autre chose vraiment d’origine, dans ce décor de film, c’est l’écran de cheminée, que personne ne regarde! Van der Kemp a commis, pour le plaisir, pour le panache, beaucoup d’entorses à ses propres règles: les torchères de la galerie des Glaces, vous les avez regardées de près?

— Des angelots qui portent des flambeaux, ça a grande allure…

— Ma pauvre, ils sont en résine moulée, le public les caresse, à certains endroits on voit le plastique. Il en restait six, il en a fait faire dix-huit de plus!

— Du plastoc doré à l’or fin, devant lequel défilent vos bataillons de touristes, bravo, fait Wandrille.

— Et les lustres? demande Pénélope.

— Tutto falso! Pas un qui soit antérieur à 1950. Les Proctor Jones, couple de donateurs américains, ont même fait graver leur nom sur l’un d’eux!

— Le plafond de Le Brun, au moins…

— Arrête Péné, M. Bonlarron va nous dire que c’est le président Albert Lebrun qui l’a fait faire.

— La plus belle partie, du côté du salon de la Guerre, avec cet envol de draperies rouges et une superbe trompette dorée, vous irez voir, tous les visiteurs trouvent que c’est le meilleur de Charles Le Brun, c’est intégralement un repeint du XIXe siècle. Quand on devra restaurer tout cela, il faudra pratiquer la “retouche illusionniste” pour accorder les parties réellement XVIIe et les lacunes qui ont été bouchées, à diverses époques, dans des couleurs tantôt marronnasses, tantôt trop flamboyantes. Actuellement la crasse unifie tout… Le seul état historique restituable, c’est l’état Clemenceau, celui du traité de Versailles de 1919, on a même un film! Le bureau généreusement attribué à Cressent était au centre, les flambeaux dataient de Louis-Philippe, on les a mis dans les salles Empire, c’est le seul moment de l’histoire de la galerie que l’on puisse intégralement retrouver, il va avoir cent ans et il a son intérêt, non?

— Vous voulez miner la réconciliation franco-allemande? Il n’y a donc de bon que le parquet! Il est dans un tel état, on s’y enfonce.

— À cause des millions de touristes de ces dernières années, un beau parquet Versailles… qui date d’après-guerre; il ne tiendra pas plus de dix ans, il va falloir un mécène généreux…

— Vous refaites tout en permanence!

— Wandrille, comme partout. Vous croyez que les pierres de Notre-Dame de Paris ou de la cathédrale de Strasbourg datent du Moyen Âge? Dans la bibliothèque de Mme du Barry, vous avez vu les livres? Ce sont des reliures made in Portugal, dues aux artisans de la fondation Espirito Santo, sur des planchettes de bois, pour suggérer l’effet d’ensemble…

— Péchés véniels. Ça n’explique pas ce qui vient de se passer. Cette table, c’est une vraie attaque contre cette politique?

— Gérald Van der Kemp menait un combat, avec comme adversaire l’un des meilleurs historiens de Versailles, Pierre Verlet, le directeur du département des objets d’art du Louvre. Van der Kemp affirmait haut et fort, pour obtenir des legs, qu’il excluait par principe tout recours à la copie, toute “évocation”. Verlet aurait voulu reconstituer, avec des ébénistes et des artisans, les intérieurs XVIIIe, comme cela s’est beaucoup fait à l’étranger. Aucun visiteur de Versailles ne comprend que ce qu’il voit est le résultat d’une lutte fratricide, un concentré de haines et de règlements de comptes entre conservateurs, depuis cinquante ans!

— Depuis, conclut Pénélope, règnent la paix et l’harmonie.»

À la fin du déjeuner, Wandrille regarde Pénélope avec insistance. Elle comprend. Elle vient d’observer Bonlarron, la petite cuiller posée sur la soucoupe qu’il tient à la main, sa tasse de café. Il lui manque un doigt, l’index droit — le même doigt que celui du tiroir. Le même que celui du cadavre.

DEUXIÈME PARTIE

Le jardin des pêches tardives

«Il s’engendre aussi de certains vers entre l’écorce et le bois des arbres qui leur font grand tort. Quand on les remarque, il faut les suivre et découvrir leur trace avec la pointe de la serpette, jusqu’à ce qu’on les ait trouvés.»

Robert Arnauld d’Andilly, La Manière de cultiver les arbres fruitiers, 11 — Des maladies des arbres, 1652

1.

Meuble et meurtre

Ville de Versailles, lundi 22 novembre 1999, début de l’après-midi

Quand un cadavre vient d’être découvert dans un bassin, il faut d’abord s’occuper des poissons. Les fontainiers ont pris leurs épuisettes, des seaux d’eau propre, et pêchent, pour les sauver, des carpes historiques dont les grands-parents ont sans doute été nourris à la croûte de pâté par Robert de Montesquiou ou à la salade verte par Anna de Noailles. Pas de poésie cette fois: la police surveille l’exercice. Dans la vase du fond, qu’on passe au tamis, les hommes en uniforme cherchent des pièces à conviction.

Un meurtre sans mobile? Un mobilier meurtri? Les deux mystères se brouillent dans l’esprit de Pénélope au sortir de la cantine. Son téléphone sonne, c’est le lieutenant qui dirige les opérations. Il vient d’être averti par Vaucanson, pour la table et pour son contenu. Il est furieux. Il aurait estimé normal d’être informé, ce matin, par Pénélope. Elle se crispe, fait un effort pour répondre avec calme. Wandrille n’a pas l’air de voir à quel point elle est tendue, fatiguée… Une prise de fonction dans ce nid de frelons, au milieu de cette tourmente, avec pour seul soutien un petit compagnon uniquement occupé de ce qui lui arrive à lui, combien de jours encore va-t-elle tenir? Sans avoir eu le temps de changer de coupe. Elle est passée, à côté de Notre-Dame, devant un panneau qui lui a fait peur: «espace coiffure»! Son désarroi est extrême.