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L’expertise du médecin légiste a été immédiate. Le doigt trouvé dans le tiroir de la table à écrire provient bien du cadavre repêché dans le bassin de Latone. Même type de peau que celui de l’autre main, même diamètre osseux, les déchirures des tissus correspondent. Pénélope ne demande pas de détails. Sous prétexte de marcher un peu, elle entraîne Wandrille vers les carrés des Halles de la place du Marché. Dix minutes de promenade avant de regagner les bureaux, a-t-elle expliqué aux autres. Bonlarron a rejoint Chignon-Brioche et Gilet-Brodé, ils sont remontés ensemble au château.

Le marché est composé de bâtiments harmonieux, un des cœurs de Versailles. Le poissonnier aligne des saumons de toutes provenances, la période des fêtes se prépare. Le boudin blanc truffé vient d’apparaître, couronné d’une médaille d’or au concours général de Dijon. Pénélope et Wandrille s’asseyent seuls en terrasse, pour le café, à côté de la pâtisserie Vicomte. Le rayon de soleil qui les a accueillis a duré huit minutes, le temps de demander l’addition et de se remettre en marche pour ne pas mourir de froid.

«Tu es certaine, Péné, que c’est ce doigt-là?

— Aucun doute. Un mort au doigt coupé, un conservateur au doigt qui manque, et un doigt dans le tiroir d’une table — hasards?

— Dans la même journée? Heureusement qu’on ne nous a pas proposé des hot-dogs à la cantine. J’aurais soulevé le pain avant de croquer…

— Tu crois que nous avons affaire au Club des coupeurs de doigts, une secte, une société secrète, des envahisseurs venus d’une autre planète?

— Ou du salon de Mars. Je lui trouve toutes les qualités, moi, à ton Bonlarron. J’ai peine à imaginer qu’il soit lié à cette histoire. Tu sais, les coïncidences, ça existe. Une tronçonneuse mal réglée quand il avait quatorze ans.

— Tu me donnes des frissons.

— Toi, si courageuse? Allons! Tu sais, je crois que tu découvres à peine ce qui t’attend. Je n’en reviens pas de ton château à double fond! Personne ne croit Versailles aussi étrange. Tout ce qui est vrai a l’air faux, ce qui est faux semble vrai. Et ici, où arrive-t-on? On dirait des traboules, comme à Lyon…»

Pénélope n’a pas encore eu le temps d’explorer ce dédale de ruelles qui s’appelle le quartier de la Geôle, promenade agréable pour s’évader après le déjeuner. Elle fait semblant de connaître, pour le faire découvrir à Wandrille. C’est le coin des antiquaires.

«On ne fera pas d’affaires ici. De toute façon avec mon salaire de conservateur… Je gagne moins qu’un lieutenant de police, après un concours autrement plus sélectif.

— Une gendarmette! Un coup d’œil à la devanture, ça suffit! Rien vu qui m’plût! Piteux mobilier convenable, tables de nuit putrides, fauteuils médaillon faux Louis XVI déglingués finis au pipi de chat. Tiens, une table de bridge.

— Ici, ça m’a l’air mieux. Argenterie et bijoux, à Versailles on s’y connaît.

— Regarde cette vitrine. Ces pierres, tu sais ce que c’est?

— Des bagues de fiançailles alignées…

— Un cimetière. Le cimetière des solitaires, Pénélope, des saphirs entourés de brillants, des émeraudes rectangulaires, des rubis pyramidaux. Sous chacune de ces dalles translucides, tu peux imaginer la douairière qui repose en paix.

— Arrête, tu me fais trembler. Quarante rombières de la paroisse Notre-Dame dans cinquante centimètres carrés…

— Imagine ensuite, pour chaque caillou, l’instant de bonheur pur qui y brille encore. Quand le jeune officier sorti de Saint-Cyr ou le prometteur agent d’assurances nanti d’un vieux nom sonnant et trébuchant avait tendu l’écrin à la vieille alors jeune. Peins-toi ensuite le désespoir des familles, les fauchmen de la génération d’après, qui ont fini par bazarder la bague de bonne-maman. On entre? Tu en veux une? Papa m’a fait mon chèque.

— Tu es épouvantable. Tais-toi.»

Deux hommes, sous le portail, parlent à voix basse, Pénélope et Wandrille sans y prendre garde entrent dans la boutique. Un panneau indique «mobilier ancien en dépôt à l’étage». La brave antiquaire, un peu maussade, d’un signe de tête leur donne l’autorisation de monter. Au premier, la fenêtre est ouverte, sans doute pour que les odeurs de moisi ne perturbent pas trop les pulsions d’achat. Wandrille met un doigt sur la bouche. Il vient d’entendre un mot: «cadavre». La conversation des deux hommes, en bas, est à peine assourdie. Pénélope se penche. Difficile de les distinguer dans l’ombre, ils sont tous deux vêtus de noir.

«Je crois qu’il va falloir tout arrêter. Tu as vu ce qui se passe au château?

— Ils ont trouvé un macchabée. Ils vont déterrer les autres. S’ils viennent expertiser ta cave, c’en est fini de notre petit commerce de reliques. J’avais encore une dizaine d’amateurs. Tout le quartier, de Censier-Daubenton à Port-Royal. Les noms habituels.

— Je peux compter sur toi?

— J’abandonne. Y compris la cérémonie, même si c’est prêt. Je crois qu’ils m’ont repéré. Il y en a qui cherchent à me faire peur. Ce matin, si tu savais ce que j’ai trouvé…

— Viens, on sera mieux un peu plus loin pour discuter. Tu sais que l’accès au potager a été bouclé? Fouilles archéologiques. Mon vieux Médard, je crois que nous ne sommes qu’au début de l’histoire.»

Médard! Il faut savoir avec qui il est. Pénélope dévale l’escalier, passe devant l’antiquaire sans rien dire, sort. Elle heurte une femme qu’elle n’avait pas vue. Le temps de s’excuser, les deux hommes ont disparu. Sont-ils entrés dans une autre boutique? Ont-ils poussé une porte qui communique avec la ruelle voisine? Toute cette zone est percée de passages, qui auraient pu rendre de grands services à l’époque de la Résistance.

Celle que Pénélope vient de bousculer la regarde, effarée:

«Je vous ai vue ce matin, vous travaillez au château. Mon nom est Barbara Grant, je suis celle qui a trouvé le cadavre. Je faisais mon jogging.»

Elle a troqué sa tenue de sport contre un tailleur pantalon impeccable, aux pieds, des Nike roses. Pénélope lui tend la main, balbutie de nouvelles excuses.

Wandrille bondit. Il vient de revoir, un instant, l’homme en noir. Toutes ces heures de sport vont enfin servir à quelque chose. En trois foulées, il est au fond de la petite cour, il tient son homme. Médard n’est plus là. L’autre s’est retourné en entendant battre la porte de la boutique et il a démarré en une seconde. Il tourne à gauche, Wandrille croit qu’il va le rejoindre. Il se sent déjà vainqueur, prêt à le prendre à la gorge.

Deux minutes plus tard, il revient:

«Bredouille, c’était bien lui. Il a filé. Je l’ai vu tourner le coin de la rue, évaporé!

— Il va falloir que je fasse un peu parler Médard.

— Il ne te dira rien, Péné, il a peut-être eu le temps de t’entrevoir. Tu veux le faire chanter? Le menacer? Tout dire à la police?