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— Rien du tout. Je vais le laisser venir. Faire comme si de rien n’était. S’il sait que je sais, il va commencer à s’inquiéter que je ne fasse rien et là… Mais j’oubliais de te présenter Mrs Grant…

— Bonjour, madame.

— Vous êtes sincèrement charmants, vous deux. Il faudra que vous veniez prendre le thé à la maison. J’habite à côté. Je me suis installée à Versailles depuis peu. J’espérais des circonstances moins dramatiques pour lier connaissance avec les conservateurs du château. J’aime Versailles! Un cadavre dans un bassin! Les vigiles sont si gentils, vous savez. Je vais aller prier à la cathédrale ce soir pour cette jeune femme morte! On ne sait toujours pas qui elle était?»

Pénélope, qui ne doit pas être plus en retard, prend congé. Il faudra qu’elle aille chez Barbara, qui a peut-être vu plus de choses qu’elle n’en a raconté. Les Américaines qui aiment Versailles, il ne faut jamais les négliger, on ne sait pas quel âge elles peuvent avoir ni quelle fortune elles peuvent donner. Pénélope laisse son portable à Barbara, promet de la revoir très vite. L’Américaine entre chez la marchande de bagues et d’argenterie, décidée à commémorer l’événement du matin.

«Wandrille, tu me raccompagnes jusqu’à la grille d’honneur? De quoi parlaient-ils, Médard et son complice? Ce macchabée…

— La pauvre Chinoise.

— Pas sûr… Quel rapport avec le potager?

— Il y a un potager au château?

— Pas loin d’ici, du côté de l’aile du Midi et de l’Orangerie, le potager du Roi, très réputé en ville. Vente de légumes garantis sans pesticides tous les jeudis. Versailles est à la pointe de la mode écolo-tradi. Pourquoi parlait-il de Censier-Daubenton et de Port-Royal?

— Ce qui est certain, c’est que ton nouvel ami Médard, le plus fidèle des gardiens de Versailles, archidéfendu par notre M. Bonlarron, n’est pas bien net…

— Je dois remonter au bureau.

— Puisque je suis abandonné, je vais aller rendre visite à Léone. Elle m’a appelé tout à l’heure. Elle se plaint de ne pas m’avoir vu depuis des mois…

— Pardon?

— Léone de Croixmarc, elle m’invite à visiter son château de Sourlaizeaux, un des plus beaux d’Île-de-France. Elle avait débarqué un matin à la rédaction avec un dossier et des photos, je m’étais tout de suite plutôt bien entendu avec elle. On s’est revus chez les Graindorge, ils connaissent tout le monde. Elle me fait rire. Tu sais, c’était le week-end dans la Sarthe, tu n’avais pas pu venir…

— Croix-Mare, ça se prononce comme ça? Tu es sûr? On a ici en réserve un portrait d’Adéhaume de Croixmarc, conseiller au Parlement de Paris, barbouillé sous Louis XV, inmontrable. Je croyais qu’il fallait croasser plus. Léone de Croix-Mare, un nom de cocotte!

— Imagine un vieux château de brique à coins de pierre aux vitraux peints de rougeâtres couleurs, grand genre, parc immense et miroir d’eau, à deux pas, sur la route de Chevreuse. En un bond de MG, j’y suis.

— Zoran m’a parlé d’elle plusieurs fois, une toquée d’art contemporain. Une grande bringue plutôt pas mal. Enfin, du chien. Et en plus, tout sourires, je vois le genre d’ici, arrogante, sympathique…

— Péné, c’est une amie!»

2.

Le goûter de Wandrille

Château de Sourlaizeaux (à Magny-les-Hameaux, Yvelines), fin d’après-midi du lundi 22 novembre 1999

La MG de Wandrille, dédaignant le parking des autocars, arrive en sautillant dans la cour d’honneur du château de Sourlaizeaux. Façade dépliable en trois pans, comme la carte de vœux la représentant à l’aquarelle qu’il a reçue l’an dernier. Deux sphinx de bronze encadrent l’entrée. Il a juste le temps de claquer la portière. Léone, fille sportive et bronzée, se jette dans ses bras. Il lève les yeux, repère tout de suite le détail too much, dont il se régale: le mât de bois doré installé au creux de l’escalier à double révolution:

«C’est votre drapeau personnel qui flotte dans l’azur?

— Moque-toi des lubies de papa. C’est une principauté indépendante, Sourlaizeaux. Quand un membre de la famille y crèche, on pavoise.

— Et quand y a que l’chien, y a rien? Tu supportes?

— Tu veux la vérité? De moins en moins. Les marquis de Croixmarc, papa, bon papa et tutti quanti, souffrent de ne pas être ducs et pairs.

— C’est sans doute un détail pour nous, mais pour vous…

— Le duc de Sabran fait flotter son drapeau sur le château d’Ansouis, le duc de Devonshire sur Chatsworth, le duc d’Uzès sur Uzès…»

Wandrille admire que Léone prononce bien Uzès pour la ville et Uzai pour le duc, particularité signalée dans Proust, toujours agréable à vérifier dans le monde réel. Wandrille a décidé il y a six mois de lire À la recherche du temps perdu du début à la fin, il progresse volume par volume avec détermination. Le voici en phase de travaux pratiques. Ils entrent. Il enchaîne:

«Tu sais que les colonnes d’Hercule du snobisme reculent à chaque fois que je te vois, Léone.

— Et c’est bon, hein? Tu aimes ça?»

Celui qui sourit de cette conversation, dans le vestibule, c’est le buste de marbre du marquis de Croixmarc qui seconda le Grand Condé à la victoire de Rocroi. Un test: le nom du sculpteur est Coysevox, qui se prononce «Quoi the veau». Léone ne laisse pas à Wandrille, qui affecte de ne rien regarder, le temps d’échouer à cette épreuve, ni deux minutes pour admirer:

«Nous habitons une demeure entièrement classée, le bâtiment lui-même — c’est une maison de Mansart —, le décor intérieur bien sûr, mais aussi les jardins.»

Sourire de Léone, imitant sa mère, dents en collier de perles. Elle vous parle et sa bouche ne semble pas bouger.

«On me répète ces salades depuis que je suis petite, on l’a même écrit sur le prospectus quand on a créé la Société des amis de Sourlaizeaux.

— Une société?

— Tu devrais t’inscrire! Pour le moment les amis de ce bazar, c’est un peu papa, maman, la bonne et moi. Tu sais ce qu’a fait ce fourbe de Zoran Métivier? Ça m’a tellement fait rire. Papa l’a pris pour un courtisan, il l’a laissé renifler dans nos archives, la bombe! La baraque n’est pas du tout Louis XIV, une cata!

— Mais quand vous l’avez fait construire, votre château, sous Louis XIV, il a bien été Louis XIV, non? On vous l’a changé?

— Pire. Tu ne sais rien. Figure-toi que c’est mon arrière-arrière-arrière-grand-père, c’est pas si vieux, le banquier Balder, qui a acheté Sourlaizeaux en 1860. Il était millionnaire. Il a fait appel à Destailleur, l’architecte de ses grands rivaux les Rothschild, pour l’agrandir. Il souffrait, au fond, de ne pas être Rothschild. Pas pour le flouze bien sûr, pour le goût, le style, tu vois…

— Que de frustrations dans cette famille!»

Léone donne cent détails: toute sa famille croyait que Destailleur avait gardé la façade brique et pierre d’origine, fin Louis XIII, début Louis XIV, on voyait bien les briques industrielles sur les deux ailes qu’il avait ajoutées. Tout baignait. Zoran a trouvé une photo de 1860: la façade est blanche, en pierre de taille, pas une brique, un machin genre Directoire, pas plus ancien que ça. Léone envoie une pichenette en direction d’une potiche. Une villa du Chesnay. La dégelée.

«Que s’est-il passé? Qui a transformé une folie Directoire en château Louis XIV?