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«La seule chose vraiment belle à Sourlaizeaux, c’est la chapelle au fond du parc. On a le temps, avant que maman ait fait réchauffer ses scones. J’aime sortir à cinq heures. Une petite demi-heure dans la froidure? Tu veux? Tu as déjà vu un lieu de culte janséniste? Tu sais ce que c’est? Tu as déjà entendu parler du jansénisme?

— Vous avez une église à vous, c’est rare!

— Enfin, Wandrille, toutes les maisons ont des chapelles!

— C’est ça, et des miroirs d’eau. Martienne! La prochaine fois je t’enregistre.

— Avoue que ça te change de m’entendre. Tu es toujours avec ta petite historienne surdouée?»

3.

Comment Léone fait le catéchisme dans son tombeau

Même jour, vers 17 heures

La forêt de Sourlaizeaux en plein hiver menace ses visiteurs. Dans le froid, les branches se détachent, les racines barrent les chemins, les flaques deviennent des étangs et des marais en réduction. Un grand bassin octogonal, vidé, empeste à la ronde. À dix bonnes minutes de marche Léone et Wandrille se retrouvent devant une façade plus sinistre encore. Un cube de pierre avec deux colonnes qui en marquent l’entrée.

«Tu aimes ces bosquets, on croit qu’ils sont naturels, tout est venu en tractopelle! C’est le land art de papa. C’est ce qu’il a construit, au long de sa vie, ces buissons, ces arbres. Au printemps, un vrai show! Maman dit toujours qu’une maison sans jardin, c’est triste comme un jardin sans maison.

— Je n’ai ni maison ni jardin et tout va très bien. Elle est angoissante ta chapelle, si tu permets.

— On y mettra mon cercueil! J’ai toujours la clef sur moi.»

Elle ouvre. L’intérieur est on ne peut plus austère. Pas de tableaux, pas de statues sur les côtés, des bancs, un tabernacle en bois ciré noir, de hautes fenêtres sans vitraux, du salpêtre et une bonne odeur de renfermé.

«Tu as vu le Christ en ivoire sur l’autel, ses bras levés, à la verticale?

— Il lève les yeux au Ciel parce qu’il te voit.

— Il est grand, hein? C’est le doigt de Dieu! À genoux!

— Drôle de pose pour un crucifié.

— C’est ce qu’on a appelé, à la fin du XIXe siècle, un Christ janséniste, tu sais, on les reconnaît tout de suite. En général ils sont beaucoup plus petits, taillés d’une seule pièce. Il paraît que c’est une légende, cette histoire des Christ aux bras dressés, mais aujourd’hui, peu importe, toutes les familles jansénistes ont le leur.»

Léone explique à Wandrille que l’abbaye de Port-Royal-des-Champs, foyer du culte janséniste sous Louis XIV, est à dix minutes à pied, à peine, à travers bois. Ces Christ sont vite devenus un signe de ralliement pour les fidèles, surtout après la destruction de l’abbaye par Louis XIV, quand il a fallu commencer la vie secrète…

«Les jansénistes, tu te souviens de tes cours de français de première, Pascal, Racine, ta Pénélope t’expliquera tout…

— Fais comme si je n’avais pas été en première.

— Tu veux un cours de caté?

— Par toi? J’écoute.»

Léone est rousse. Elle a dénoué ses cheveux, tout en parlant à Wandrille, au début de la promenade. Elle le fixe de ses yeux verts. La chapelle sert de caveau de famille, les noms des ancêtres gravés dans le marbre pavent le sol.

«Ne marche pas sur la plaque de bonne-maman Françoise! Là ce sera papa, suffit de tirer sur les deux poignées de cuivre, on soulève la dalle et on descend, il y a un caveau avec des cases au sous-sol, le plus tard possible, maman sera à côté de lui, j’imagine et, avec eux, on trouvera bien encore une place pour bibiche. D’ici là, j’espère que j’aurai fait souche! Ça déborde d’aïeux là-dedans! Assieds-toi sur le banc du fond, je te raconte tout. Le jansénisme est un des courants de pensée les plus audacieux du XVIIe siècle, ça va, tu suis? Des hommes, et beaucoup de femmes, qui rêvent d’un retour aux premiers temps du christianisme… Ils veulent la morale en action, des principes, une vraie exigence. Ils savent que Dieu envoie sa grâce sur la tête des Justes, qui iront au Paradis.

— Et donc ils font tout pour être des Justes?

— C’est là que ça devient difficile. Concentrez-vous, élève Wandrille. Ils pensent que Dieu seul distingue les Justes et les autres. Tout ce qu’on peut faire sur terre comme bonnes actions ne sert à rien si Dieu n’a pas décidé de vous envoyer la grâce. Mais si on est Juste, il faut se comporter en Juste, sinon…

— Les souffrances éternelles de l’Enfer.

— L’Enfer, pas besoin d’y croire pour y aller. Du coup, tu comprends, il faut se comporter comme si on était Juste et comme si Dieu existait. On n’a rien à perdre en faisant le bien, en aidant les autres, en…

— En préparant du thé pour les visiteurs. C’est le pari de Pascal.

— Tu vois, ça te revient!»

Mgr Jansen était évêque d’Ypres, on peut voir sa tombe dans la cathédrale Saint-Martin. Léone y est allée, petite, avec ses parents. Il est mort après avoir publié un livre condamné par Rome, l’Augustinus. C’était le camarade d’université à Louvain de Jean Duvergier de Hauranne que l’on appelait aussi l’abbé de Saint-Cyran, un des grands hommes de l’abbaye de Port-Royal, avec Antoine Arnauld, qui correspondait avec Descartes, Leibnitz, Malebranche. Avec Pierre Nicole il a écrit un livre sur la logique dont Léone n’ose pas dire qu’elle l’a trouvé d’un ennui absolu. Elle passe ensuite à Blaise Pascal, dont la sœur Jacqueline était religieuse à Port-Royal, rappelle que Racine s’est formé aux lettres dans ces bois et ces chemins…

«Ralentis, je suis perdu! Pas lu de Racine depuis cent ans!

— Jansen, qu’on appelle Jansenius pour faire chic, était janséniste sans le savoir. Il est mort en ignorant que les tempêtes se déchaîneraient à cause de lui et qu’on ferait de son nom un drapeau de la révolte. L’Église condamne les thèses que l’on prête à Jansenius. Les jansénistes, très malins, les condamnent à leur tour.

— Que disaient-elles, ces thèses?

— C’est embrouillé comme tout, ils se sont étripés à ce sujet, je t’épargne… Le bras de fer avec l’Église officielle dure des années et les jansénistes, trop bien, trop intelligents, trop fiers, vont perdre et se faire persécuter. Un fourbe qui s’appelait Mgr de Péréfixe dira des sœurs jansénistes une phrase que j’aime depuis mon enfance: “Pieuses comme des anges, orgueilleuses comme des diables.”

— Tout toi.

— Les jansénistes sont un groupe de penseurs qui forcent le respect, ils mènent une vie de réparation et de préparation pour le Jugement dernier.

— Les trompettes de la mort, le septième sceau.

— Blaise Pascal invente la première machine à calculer, et un puits à mécanisme extraordinaire dans le jardin du monastère.

— Explique-moi, Léone: en quoi cette petite communauté dans son abbaye gêne-t-elle le Roi?

— Ils sont pile ici, à Port-Royal-des-Champs, en lisière de Versailles. Suffit de traverser trois petits bois et on passe de l’un à l’autre. On quitte le Tapis vert si artificiel et si plat pour arriver dans une vallée bénie, la Terre promise, le pays choisi par le Ciel. Ils attirent les foules. Les esprits les plus brillants. La cousine de Louis XIV, la duchesse de Longueville, s’installe à proximité. Ils construisent une école, installent des livres, des cellules, défrichent et récoltent. Ils cultivent les belles lettres, les sciences, les arts, le beau style, l’art de penser, les poires et les pêches… Port-Royal, c’est le contraire de Versailles, avec ses courtisans incultes qui perdent des fortunes au jeu et passent leur vie à cancaner.