Fermant la marche, les membres du service de restauration des œuvres, qui veulent tous avoir les mêmes prérogatives que les conservateurs. Ils ont placardé dans un coin de leur atelier la Charte de la conservation-restauration, premier pas vers le titre, admis dans certains pays, de conservateur-restaurateur. Heureusement que personne parmi eux n’est armé le matin quand ils arrivent au travail.
Face à cette garde sacrée, l’architecte en chef du domaine, tout-puissant, ses adjoints au nombre mal défini, et aussi les secrétaires, guides, porte-plumeaux, agents de surveillance menaçant grève, vigiles n’obéissant qu’au commissariat de police, pompiers logés dans la caserne qui dépend de l’hôtel de ville, monument républicain plus haut que le château: la litanie des contre-pouvoirs… Les architectes pensent, à bon droit quand on regarde les budgets, que la vraie puissance, à Versailles, c’est eux: les conservateurs sont là pour mettre des fleurs dans les vases, ce qu’ils n’osent pas faire, et des rideaux aux fenêtres, ce en quoi ils excellent. Bonlarron, achevant ce tableau qu’il brossait à plaisir pour Pénélope le premier jour, fermant les yeux et plein d’onction, la voix une octave trop haut, avait conclu: «Et l’on pouvait dire d’eux ce que l’on disait des premiers chrétiens: voyez comme ils s’aiment.»
Le générique de cette superproduction figure sur une brochure photocopiée sous le titre d’organigramme — chacun serre les dents, fronce le sourcil, ouvre la bouche… Pénélope y a été intégrée la veille; la paupière gauche mi-close, elle ressemble au maréchal Koutouzov, furieux de n’avoir pas été consulté avant la bataille, dans un film historique soviétique.
Aujourd’hui, elle doit recevoir Zoran, un de ses vieux amis conservateur au Centre Pompidou, qui vient lui présenter un projet d’art contemporain, puis un industriel chinois qui veut devenir mécène, puis Thérèse de Saint-Méloir, présidente du cercle légitimiste des Yvelines, puis passer chez elle pour y retrouver un plombier qui semble bien être un escroc, puis participer au comité de pilotage du colloque «La société de cour en Europe au miroir de la nouvelle histoire diplomatique», avec des professeurs de l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines, enfin, bonheur, dîner, ouf: Wandrille!
Lorsque le président de Versailles l’a reçue, dans son beau bureau en lanterne au dernier étage du pavillon Dufour mitraillé par le soleil d’hiver, elle a bien saisi qu’il lui donnait, pour déblayer, en plus de ses minces fonctions officielles, tout ce dont aucun de ses collègues ne voulait. Wandrille l’a tout de suite compris, du haut de son loft familial de la place des Vosges, que son «grand patron» de père avait eu l’heureuse idée d’acheter avant la réhabilitation du quartier du Marais:
«Ils avaient juste besoin d’une Cosette, d’une bonne à tout faire. Ils se gardent leurs sacro-saintes acquisitions de mobilier de provenance royâââle, les visites de stars incognito, les expositions falbalas inaugurées par la reine de Danemark ou la reine de Suède, le gala annuel de l’association pour l’enfance de Mme Giscard d’Estaing… J’y suis allé quand j’étais petit. Tous ces salons chargés, cet opéra tape-à-l’œil, tu vas t’amuser! Quand les vapeurs de Shalimar se mêlent aux relents doucereux de la naphtaline des smokings sortis de leurs housses, le bouquet enivrant des soirées versaillaises, ça m’avait rendu malade.
— C’est pour ça que, depuis, tu sors très peu.
— Pour le tout-venant, les importuns et les corvées, les projets foireux, les légitimistes, les orléanistes, les bonapartistes et l’art contemporain qu’ils ont tous en horreur, j’oublie le sapin de Noël et le spectacle de la fête du personnel, il leur fallait une petite fée. Une Pénélope.»
Wandrille voit clair, particulièrement sur les sujets qui lui échappent, à force de lire tous les magazines pour écrire sa chronique hebdomadaire. Autrefois, c’était sur la télévision, maintenant, il a droit aux sujets de société. Pénélope, depuis presque cinq ans qu’ils vivent ensemble sans jamais habiter sous le même toit, aime sa manière de peindre les situations, habitude de billettiste.
Le coup de génie du président Vaucanson a été de faire créer ce poste: conservateur chargé des textiles. Un conservateur de plus, c’est une victoire, et Pénélope a été accueillie en triomphe, jeune femme radieuse et pétillante portant sa paire de lunettes dans les cheveux comme un diadème, entrant à Versailles dans un carrosse à huit chevaux: Mlle de La Vallière durant les fêtes de l’Isle enchantée, Marie-Angélique de Scoraille de Roussille, demoiselle de Fontanges, au temps de son éphémère éclat. Ils ne se doutent pas, les pauvres, pense-t-elle, qu’elle aura le cuir et l’endurance d’une Mme de Maintenon. À Versailles, il faut durer. Les enterrer tous. Ce que Louis XIV avait si bien su faire, appuyé sur sa vieille ripopée.
Pénélope est contente de dépendre du conservateur chargé du mobilier, ce Bonlarron, qui a écrit les deux livres de référence et dont les mi-bas en soie sont célèbres dans tout le milieu, «toujours prêt à se laisser crucifier pourvu que ce soit à côté du Christ». C’est lui-même, bien sûr, qui lui a servi cette plaisanterie de bon ton et bien patinée. Il a insisté pour lui faire goûter un whisky très ancien qu’il cache dans un placard, détail qui a achevé de convaincre Wandrille qu’il était fréquentable. Ses bonnes bouteilles sont son seul luxe: il porte des vestes plus vieilles encore, des chemises élimées, fume les cigarettes les moins chères.
Pénélope se sert du café. À Versailles, pas de cafetière automatique. L’eau chaude passe dans un filtre en papier recyclé. Pénélope verse le résultat de cette opération alchimique dans un cadeau de la Manufacture nationale de Sèvres, réédition à l’identique du bol de Marie-Antoinette dessiné pour la laiterie de Rambouillet. Un bol dont la tradition affirme qu’il a été moulé sur le sein de la Reine, un bol-sein. «Un sein-bol», se dit Pénélope, ravie de son nouveau statut.
Wandrille, à ce mot, téléphone:
«Dis-moi que j’inaugure ton nouveau numéro! Tu es folle d’être déjà à ton bureau à cette heure-ci, il ne faut pas les habituer!
— Toi qui n’es jamais levé avant 9 heures! Tu es malade?
— Je suis avant tout télépathe, j’ai senti que tu avais besoin de me parler. Je me trompe? Ça y est, tu es installée, ils ont bien voulu pousser trois piles de catalogues pour poser un ordinateur Honeywell Bull des années héroïques?
— J’ai dû apporter le mien, c’est la misère informatique ici, tu sais.
— Tu as acheté le frigo orange qu’on te proposait? Je serais toi je dirais oui! Les accessoires vintage, c’est le top! J’ai une nouvelle fantastique à te donner, mais par téléphone je ne peux pas. J’ai été mis sur écoute ce matin, par mesure de sécurité. Tu sais, je dois être protégé par le GPHP, c’est la loi.
— Qui donc veut te protéger? HP, c’est un hôpital psychiatrique…
— Le Groupe de protection des hautes personnalités, je cite, je n’y suis pour rien. Un corps d’élite…
— J’imagine.
— … qui dépend du ministère de l’Intérieur, je t’expliquerai. Si je viens te voir à l’heure du goûter, tu auras fini?
— Viens. Sans le GPHP.
— Promis, je les sème. Pour toi. Tu ne vas pas me reconnaître. Et si je viens plus tôt?»
2.
Un cadavre dans un bassin
Les grilles ouvrent avec une dizaine de minutes d’avance. Barbara est la seule à entrer dans le jardin, casque sur les oreilles. Depuis qu’elle a quitté Cleveland et choisi cette maison ancienne, à Versailles, à la bordure du parc, elle court une heure chaque matin. Elle monte l’allée des Marmousets et met le cap sur le bassin de Latone, son préféré, avant de longer le Tapis vert et de se diriger vers les Trianons. Elle sort par l’allée des moutons, passe par la «grille des Versaillais» et rentre chez elle. Parfois, elle se fait servir un petit déjeuner au Trianon Palace, où elle descendait toujours avant de se décider à habiter la ville. Cette promenade sportive lui prend une heure, parfois deux, quand elle s’attarde devant les statues. Elle a l’habitude de tourner autour des bassins, pour s’échauffer, une dizaine de fois, avant les étirements. La musique royale de Sir Edward Elgar l’accompagne: Pompes et circonstances.