Ce matin, la table a été discrètement évacuée hors des Petits Appartements, qui ont ouvert à la visite. Le président Vaucanson a obtenu qu’on ne mette pas les scellés sur la porte du Cabinet doré. Sous les yeux de Pénélope, le lieutenant a saisi l’intruse par son plateau. Nouvelle surprise, les pieds sont tombés d’un coup, l’entretoise a glissé. La table avait en réalité été assemblée en pièces détachées, que rien ne fixait l’ensemble. Un mystère de plus. Le révélateur d’empreintes digitales, passé à la bombe jusqu’à l’intérieur des tiroirs, n’a rien révélé. Ce genre de pièce, à l’évidence, ne se manipule qu’avec des gants. Les appartements de la Reine ont été inspectés et photographiés. La police a ensuite entendu Médard, Farid et Edmond, elle a enregistré les dépositions des gardiens qui ont fermé la veille les grilles du parc.
Pénélope s’assied à sa table de travail. Elle tente de se concentrer, en attendant Wandrille, sur la fiche descriptive d’un meuble estampillé Georges Jacob recouvert d’un tissu brodé par Madame Élisabeth, la sœur de Louis XVI, conservé au Petit Trianon. Un des très rares morceaux de textile d’époque dans les collections de Versailles. Sa nomination est vraiment absurde. Elle est spécialiste des tissus, mais il s’agit de tissus coptes. Ce qu’elle connaît, c’est l’Égypte tardive! Un conservateur du patrimoine doit être polyvalent: on a commencé par la nommer à Bayeux, c’était bien du tissu, mais la broderie, que tout le monde voulait à toute force appeler la Tapisserie, datait du XIe siècle. La direction des Musées de France semble avoir voulu la récompenser. La directrice elle-même, divinité d’ordinaire assez lointaine, l’a appelée. Pénélope a osé demander le département des antiquités égyptiennes du Louvre. Un seul poste s’ouvrait: «Aimeriez-vous Versailles?» On lui appliquait la règle générale des nominations dans l’administration française: surtout jamais selon ses vœux, surtout jamais selon ses compétences.
Face à cette situation si classique, Pénélope a senti qu’il fallait dire oui tout de suite. Sa «charge» officielle, conservatrice responsable des tissus, ne veut pas dire grand-chose. Les velours d’Utrecht, frappés et râpés, du temps de Louis-Philippe, sont ce que les réserves ont de plus antique à offrir. Avec des kilomètres de tapis roulés dans les attiques, arrivés là sans qu’on sache bien de quand ils datent, souvent de la Troisième République qui aimait recevoir au palais. Tous les tissus qui ornent les murs, les tentures de la chambre du Roi, ce brocart cramoisi filé, frisé et lamé d’or, celles de la chambre de la Reine, avec leurs bouquets de fleurs sur fond blanc, le tissu bleu damassé orné d’ananas qui couvre la table de la salle du Conseil, inspiré d’un portrait en tapisserie du roi Louis XV, sont tous des restitutions du XXe siècle. Leurs dates, Pénélope les a apprises: elle les cite à ses amis pour leur dire qu’elle s’occupe en fait d’art contemporain. Le lampas de la chambre de la Reine a été mis sur les métiers de la Croix-Rousse en 1946, il ne fut achevé qu’en 1976. Les tentures de la chambre royale, commencées en 1957, ne furent posées qu’en 1980, comme pour préparer le grand sommet européen qui se tiendrait deux ans plus tard. «De toute façon, conservateur à Versailles, c’est de la déco», lui a dit Wandrille.
L’hôtel de la marquise de Pompadour, rue des Réservoirs, où Pénélope a fait livrer le lit, la table et les quatre chaises, avec les vingt cartons de livres qui constituent tout son bien, et douze sacs-poubelle remplis de pulls et de chaussures, sert à loger les conservateurs aussi bien que les gardiens et quelques pompiers. Les Prussiens y ont tenu garnison. En 1870, Versailles a été ville allemande pendant un an. Puis c’est devenu un hôtel. Proust y a habité longtemps, sans sortir de sa chambre. Ensuite le château a acheté le tout sans jamais y faire de travaux. C’est une semi-ruine historique de très bonne tenue. Le problème dans cet appartement de cinq pièces aux riches proportions, c’est la cuisine. Elle est immense. Les plaques chauffantes et le micro-ondes qui suivent Pénélope depuis son premier studio d’étudiante ont l’air d’une intervention d’art contemporain minimaliste dans un squat berlinois.
Pénélope a, pour la première fois de sa vie, un appartement d’adulte. Il va falloir qu’elle s’habitue, cesse de jouer à la dînette et commence à recevoir, à meubler, à décorer. Versailles possède cent vingt logements de fonction, qui bien sûr ne se libèrent jamais. Elle a de la chance. On lui a attribué celui-ci, proche du château pour «nécessité absolue de service», un des avantages du poste. Les tuyaux en plomb sont tous à changer, les peintures à refaire, les plafonds à consolider. Mais bon, les boiseries sont élégantes, et ça durera bien encore trois ans. Elle avait rêvé d’une petite maison dans le parc, cachée entre les arbres, comme celle du jardinier-chef, joliment baptisée la «maison de Molière», ou le beau pavillon dit «des Jambettes» près d’une des grilles. L’hiver, ces cubes de brique et de pierre sont d’une humidité absolue. Tout le monde lui a déconseillé.
Chignon-Brioche, qui habite l’étage du dessous, a pris un air pincé:
«Vous verrez, ma petite, c’est très pittoresque, vous aurez à supporter le curry de l’Indien, l’évier qui gargouille et le chauffage au charbon, un rêve de jeune fille. Comme voisins quelques conservateurs qui ne sont plus en poste et qui habitent toujours là parce que ça ne coûte rien, comme le petit Brochet, qui a été nommé au Fonds national d’art contemporain, je me demande bien ce qu’il y connaît.»
Pénélope avait répondu qu’elle aimait le curry et la cuisine indienne, mais Chignon-Brioche ne s’était pas tue. La vie à l’hôtel des Réservoirs promettait d’être assez cocasse. Chignon a proposé à Pénélope, en remplissant deux verres de Martini, de l’aider, au début, de lui prêter quelques vieux meubles et des gravures dont elle s’est lassée pour donner meilleure allure à son installation: «Un bon gros quartier d’orange non traitée dans un verre de Rosso, c’est la vie.»
À vrai dire, avec quelques livres, sa chaîne, ses disques de cantates de Bach et de vieux tangos, il ne lui manque rien. Un canapé Ikea donnera une touche gustavienne à l’ensemble, ce sera parfait. Elle a remercié Chignon-Brioche et accepté l’idée de faire un peu les brocantes avec Simone Rapière — son vrai nom est écrit, en belles anglaises, sur sa porte, pour qu’on s’en souvienne avant de sonner et de faire une gaffe horrible — afin de trouver quatre ou cinq vieux fauteuils. Elle n’a pas coupé au très attendu «avec toutes ces chambres, vous allez avoir vite envie d’enfants». Adélaïde, une des meilleures amies de Pénélope, conservatrice elle aussi, avait répondu à une bécasse qui lui disait qu’elle ne s’était pas sentie vraiment femme avant d’avoir donné la vie, que pour sa part elle s’était «sentie femme» le jour où elle avait eu une femme de ménage. Cette réponse spontanée était devenue proverbiale dans leur petit groupe d’amis. Pénélope, diplomate, l’avait épargnée, pour cette fois, à Simone Rapière — dont les enfants, depuis longtemps, avaient fui au loin.
Pénélope regarde les ombres sur le mur. Une image lui revient, ce corps nu, sorti du bassin, avec ces traces de torture, ce doigt qui ne saignait plus dans son petit cercueil de bois précieux. Un bruit familier brise le début du cauchemar. Le téléphone vient d’être rétabli, avec un nouveau numéro. Personne ne le connaît, qui peut bien appeler? À cette heure-là?