Elle reconnaît tout de suite cette voix lente: M. Lu. Pourquoi appelle-t-il chez elle, le soir? Si c’était au moins pour lui faire livrer deux portions de dindonneau aux cinq parfums.
«Mademoiselle Breuil, j’aimerais parler avec vous de mon Versailles idéal. Je vais avoir besoin, sur place, d’une conservatrice française qui surveillera le chantier, organisera les visites, me conseillera pour l’intérieur. Je sais que vous êtes la spécialiste des tissus. J’ai vu aussi, hier, que vous êtes la plus jeune. Je veux faire travailler des jeunes. Je vous propose un travail de cinq ans. Vous vivrez à Shanghai. Je vous offre quatre fois votre salaire ici.
— Je suis très touchée. Je ne savais pas que vous parliez si bien français, mieux que votre interprète. Je ne peux pas vous répondre maintenant.»
Pénélope entend la MG arriver devant l’hôtel de Mme de Pompadour. Elle raccroche avec un ton de voix enjoué. Une seconde plus tard, elle ouvre la porte.
«Je te préviens, on n’a pas d’eau dans la cuisine, pas de four, pas de…
— Je vois, et tu étais déjà en plein travail, rien ne change. J’ai vu une pizzeria à côté, tu veux que j’aille chercher le dîner?»
Wandrille passe aussi à l’épicerie, achète une bouteille et un tire-bouchon. Un des points forts de Versailles, c’est qu’on y trouve, à l’épicerie de nuit, de très bonnes années de grands crus. Pénélope a mis une sorte de couvert.
«Regarde ce qu’ils vendent encore ici! C’est le modèle dit général de Gaulle, papa en faisait toujours la démonstration. On tire sur le bouchon, il lève les bras et on crie: je vous ai compris! Tu aimes le Leoville-Las Cases sur la pizza Margarita?
— C’est fou, Wandrille, on vient de deux milieux différents, on a les mêmes souvenirs d’enfance.
— Regarde bien maintenant. Ce tire-bouchon. Ça ne te rappelle rien?
— Ménerbes.
— Ménerbes?
— Le musée du Tire-bouchon de Ménerbes. Avec Léopoldine, on en parlait souvent: finir conservateur à Ménerbes. Tu veux que ça me rappelle quoi?
— Le graffiti sur le ventre de la pauvre Chinoise… Regarde ce tire-bouchon de tous tes yeux, regarde!
— Au secours! Wandrille, tu sais ce que c’est?
— Je viens de comprendre. Un homme aux bras levés. C’est un Christ janséniste.
— Ça peut être aussi une foule d’autres choses…
— Sauf que le cadavre, Péné, on l’a trouvé ici, à Versailles, en plein centre de l’axe royal…
— Les jansénistes n’ont jamais assassiné personne. Ils n’existent plus depuis des siècles.
— Je propose que nous laissions cette hypothèse de côté pour l’instant.
— Sers-moi un verre. Tu ne me racontes rien des Croixmarc? Ta visite d’hier? Leurs fabuleuses pièces d’eau?»
Wandrille détourne la conversation à la rame. Pénélope lui raconte son entrevue dans le bureau de Vaucanson.
Wandrille, pour désamorcer un sujet qu’il sent explosif, préfère revenir de lui-même à son goûter de Sourlaizeaux — n’en rien dire serait suspect:
«C’est drôle, Péné, que tu me parles de Deloncle et de Patrimoine Plus. Léone et sa mère m’ont beaucoup raconté d’histoires à ce propos, à l’heure du thé. Tu sais qu’il est venu les voir, qu’il leur a proposé un plan pour rendre leur domaine rentable. Un vrai marlou. Elles le détestent. Il a essayé de les rouler. La vieille marquise avait failli céder à ses avances, mais Léone a relevé le défi. Grâce à l’art contemporain, et à toute une série d’actions en faveur des Bidochons de la région, concours de modèles réduits, festival de fleurs, conférences du guide suprême de l’Association des protecteurs de la tomate, elle a réussi cette année à faire des bénéfices…
— Tu ne parles plus que de cette Léone, elle t’en a fait, à toi, des avances? Maintenant que tu es le fils du ministre des Finances, elle voit dans tes yeux le chiffre de l’ISF de son père? Non? Moi, on vient de me proposer un plan de cinq ans pour faire fortune en Chine, j’ai bien envie de dire oui!
— Léone ne savait rien. Je ne lui ai rien dit. La nouvelle a été annoncée au 20 heures, j’étais déjà parti; à propos, tu veux bien qu’on allume la télévision? Papa est l’invité du journal.
— Je crois que je vais te laisser rentrer à Paris, tu arriveras juste à temps, tu dois avoir envie de trier tes nouveaux costumes. Tu découvriras les autres pièces de mes appartements un autre jour. Tu verras, c’est fastueux.»
5.
L’escalier de Louis XIII
Wandrille a laissé Pénélope clamer qu’elle le mettait à la porte et il est resté. Il a sorti la télévision d’un carton, l’a branchée, a orienté l’antenne. Il a commencé à trier les disques. Il a passé sous l’eau chaude la vaisselle que Pénélope n’avait pas eu le temps de déballer. Il a collé au mur de la chambre une carte postale de la Tapisserie de Bayeux.
Le portrait du père de Wandrille a duré moins de trente secondes au journal télévisé, faute d’avoir pu trouver des images de ce grand patron très discret. Invité sur le plateau, il s’est montré optimiste, jovial, chaleureux, tout le contraire d’un ministre des Finances.
«Bon, maintenant que la succession de Colbert est assurée, Péné, tu ne veux pas qu’on sorte? Tu sais, j’aimerais une visite nocturne de ton palais. Tu peux m’offrir ça pour notre première soirée versaillaise?
— Bien sûr! Tu aimerais que je te pardonne ta visite à cette pimbêche? Tu voudrais voir quoi?
— Ces Petits Appartements de la Reine où cette table au doigt coupé est apparue, je ne comprends pas bien…»
Personne dans les rues, la nuit est tombée. Wandrille et Pénélope ne croisent qu’une silhouette, une femme d’une cinquantaine d’années qui marche en se hâtant vers Notre-Dame.
«Oh, regarde, Péné, une bonne sœur en civil!
— Tu l’as reconnue comment?
— Ben, elle était en civil.»
Pénélope montre son badge au vigile qui somnole déjà dans la guérite d’accueil. La place d’Armes est déserte, deux ou trois camping-cars veillent encore. La nuit, l’ombre du Roi sur son cheval est superbe, au milieu de la cour aux pavés gris. C’est Farid qui ouvre la porte du poste de garde, surpris d’être dérangé à cette heure:
«Bonjour, mademoiselle. Je remplace Médard. Chaque année il prend un congé le soir du 23 novembre et la journée du 24, c’est l’anniversaire de quelqu’un de sa famille, je ne sais plus qui. Je vais vous accompagner, mademoiselle Breuil.
— Inutile, nous sommes deux, ne vous dérangez pas.
— Wandrille, c’est la règle, explique Pénélope, dans les musées, de jour comme de nuit, quand on ouvre une salle, il faut un membre du personnel de surveillance, même si c’est pour le président, ou un conservateur.
— Vous avez bien raison de surveiller. Je n’osais pas vous le dire, mais Pénélope est un peu klepto.
— Farid, nous montons dans les appartements de la Reine. On va prendre les lampes portables. J’ai besoin des deux clefs.»
Le trio emprunte l’escalier Gabriel — Wandrille regarde les balustres restitués de manière fautive, Léone n’a rien inventé —, traverse le salon d’Hercule et les Grands Appartements. Wandrille, journaliste dans l’âme, pose une question tous les deux mètres.