«Tentant de venir en patins à roulettes. Vous devez en faire des kilomètres tous les jours. Je vais te résoudre ce problème des tables, tu vas voir, fais-moi confiance. Pouvait-il y avoir, à l’origine, deux tables jumelles?
— L’inventaire des collections de la Couronne signale qu’on en a livré une seule.
— Une autre, que le menuisier aurait faite pour lui, afin de conserver ce chef-d’œuvre pour convaincre les clients qui visiteraient son show room?
— Impensable, on en aurait eu trace beaucoup plus tôt, elle serait réapparue.
— Et si celle de Waddesdon était fausse, depuis longtemps, depuis cette vente du XIXe siècle où elle est ressortie pour la première fois, et que la nôtre était la vraie?
— Aucune preuve de ça!
— Si c’est un faux récent, si l’excellent copiste qui l’a fabriquée existe, il a fallu qu’il travaille en Angleterre, devant l’original, avec peut-être la complicité des conservateurs d’outre-Manche…
— Ce qui explique pourquoi, pour faciliter le transport, on aurait laissé celle-ci en pièces détachées faciles à assembler.
— Comment comparer les deux tables? Faire venir celle qui est en Angleterre?
— Impossible, ils n’ont rien demandé, ils vont craindre qu’on la garde! À la rigueur il faudrait organiser une exposition, un ou deux ans de travail!
— Vous êtes rapides dans ce métier. Faire venir la table de Versailles en Angleterre, c’est plus simple?
— À peine, il faut une caisse de protection faite par la maison Chenue, spécialiste en la matière, il faut surtout un budget de convoiement que nous ne pouvons pas débloquer.
— Ton budget, tu sais, je m’en occupe demain.
— Tu crois que c’est si simple, ton père va t’envoyer te moucher!
— À voir. J’ai mon idée. La question à résoudre d’abord c’est: comment cette merveille d’ébénisterie a-t-elle été introduite dans la pièce?»
Dans les Petits Appartements, l’expertise des issues est plus radicale que celle à laquelle la police s’est livrée ce matin.
«Toutes les portes étaient fermées?
— Oui, Rouletabille.
— Je comprends bien que toutes les issues aboutissent au poste de garde et aux ouvertures sur la cour d’honneur, toutes surveillées, mais tu oublies une possibilité.
— Dis.
— Si personne n’a pu faire monter cette table, peut-être a-t-on pu la faire descendre. Tu veux que nous empruntions un de ces escaliers? La police y est allée?
— Non, les portes étaient toutes fermées à clef. Médard ne fait pas de ronde à l’étage du dessus. La police n’a inspecté que ce qui était ouvert.
— Des nuls. Si nous avons affaire à des gens qui ont les clefs? Tu sais où ça mène, ces escaliers?
— L’étage supérieur, les pièces les plus émouvantes de Versailles. Tu veux voir?»
Au-dessus des salons qui se trouvent derrière la chambre de parade de Marie-Antoinette, le dédale des cabinets et des chambres n’a jamais été restauré. Les murs sont jaunes et sales, à la clarté de la lampe, tout prend un air étrange. Seuls quelques groupes privilégiés viennent ici. À l’époque, aucun courtisan n’y entrait. Le comte d’Hézecques a été très surpris de découvrir que ces pièces existaient quand il a dû fermer le château après la fuite de la famille royale. Depuis des années qu’il vivait à Versailles, dans le premier cercle, il ne savait même pas que Marie-Antoinette bénéficiait à l’étage d’un gentil appartement bourgeois, bas de plafond et commode, où elle pouvait mener une vie presque normale. On y a exposé quelques tableaux, et des objets qui évoquent sa vie.
Wandrille braque sa torche sur un objet brillant.
«Mon Dieu, c’est ça qu’il faut voler! Le collier de la Reine!
— C’est une imitation, en saphirs blancs, quand même, une idée d’Alain Decaux figure-toi, portée par Michèle Morgan dans un film de Jean Delannoy, on lui a fait une vitrine dans cette petite pièce. Je trouve que c’est injuste, ce collier n’a jamais figuré dans les appartements de Marie-Antoinette. Le mettre ici, c’est comme si elle en était la recéleuse!
— Cette pauvre Reine, qui n’a jamais porté un collier de sa vie!
— Bon, en tout cas, les trois escaliers de service qui montent ici ferment tous les trois à clef, impossible de les ouvrir. Farid, vous confirmez?
— Oui, mais il reste l’escalier du placard. Celui qui communique avec le couloir qui va vers l’Œil-de-Bœuf. Vous connaissez?»
Pénélope n’ose pas dire non. Farid redescend, pour leur ouvrir la voie. Ils repassent devant la «porte secrète» et se retrouvent dans le long corridor peint en blanc, sans aucun décor, qui relie les appartements de la Reine et le vestibule officiel de la chambre de Louis XIV. Juste avant d’arriver à la porte qui fait communiquer ce couloir avec les Grands Appartements de parade, sur la gauche, se trouve une porte. Farid l’ouvre, avec un sourire fin.
L’escalier qui se cache derrière la boiserie ne ressemble à aucun des petits escaliers de Versailles. C’est une vis de pierre très étroite, en colimaçon.
«Vous voulez qu’on monte, mademoiselle Breuil? On ne le contrôle jamais lors des rondes celui-là, il ne sert à personne. Je ne sais pas trop dans quoi il donne.
— Mon Dieu, je vois où nous sommes! Voici ce qu’il faudrait montrer à M. Lu! Tu sais ce que c’est, Wandrille?
— Un donjon du Moyen Âge? Ce que j’ai vu de plus beau ici jusqu’à présent.
— Cet escalier, que je n’avais jamais vu, mais qui est mentionné dans les livres, est le seul témoignage qui reste du premier château de Versailles de Louis XIII, le seul aménagement intérieur datant du Versailles d’avant Versailles, qui a survécu par miracle. Tu peux imaginer les valets de Louis XIII allant porter son bougeoir au cardinal! Émouvant, non?
— Voilà, on arrive au premier palier, ça donne où? Péné, pousse la porte.
— On retrouve les Petits Appartements de la Reine, c’est une des pièces que l’on vient de voir. Mais ça monte encore plus haut. Ça se rétrécit encore, on dirait. Pense à ce que ces marches ont de vénérable!
— Tu connais L’Étroit Mousquetaire, un film de Max Linder? Je l’ai, te le prêterai.
— Je commence à me dire que si notre table était en morceaux à assembler, c’était pour qu’elle puisse passer par là…»
Ils parviennent, essoufflés, au dernier étage, devant une porte fermée, mais pas à clef, avec des planches clouées.
«Il monte jusqu’en haut, ton escalier Louis XIII, Péné?
— Oui!
— Et il était déjà aussi haut, le château, sous Louis XIII, il avait trois étages?
— Tu as raison. C’est impossible. Cet escalier doit dater de…
— Tu vois, Péné, faut pas croire tout ce qu’il y a dans les livres. Bon, et derrière ces planches, il y a une porte, et derrière la porte…
— Tu crois qu’on doit l’enfoncer?
— Tu es conservatrice à Versailles, je te rappelle, tu veux que j’enfonce une porte? Tu imagines qu’après avoir descendu le meuble, ils ont fait tout un vacarme pour reclouer les traverses qui barrent l’accès. Invraisemblable.
— C’est peut-être que ces traverses ne ferment rien. Tire dessus délicatement, pour voir.»
Wandrille et Farid saisissent une des planches. Ils font basculer doucement l’ensemble vers eux. Le panneau de lattes suit, il n’est pas fixé au mur. Cette issue a été condamnée en apparence, avec de grosses barres de bois clouées bien en évidence, pour décourager toute intrusion. En réalité, l’ouverture est très facile. Pénélope braque sa torche vers l’intérieur.