Выбрать главу

Une pièce rectangulaire s’ouvre devant eux. Un réchaud, un paquet de corn-flakes… Et même une brique de lait.

«Regarde la date de péremption. 2 janvier 2000, l’occupation ne date pas de Louis XIII. Cette pièce est habitée ou l’a été tout dernièrement. Deux duvets, des oreillers, des boîtes de raviolis. Tu crois que c’est Mazarin qui se planque? Ils se sont bien installés. Une bouilloire, des sachets de thé! C’est à cause de ce genre de camping sauvage que le château peut flamber en dix minutes…

— Ne dis pas de choses comme ça, Wandrille, c’est vrai. Si c’était l’équipe de la Regalado qui entrepose ses provisions pour ne pas avoir à tout remonter chaque lundi?

— C’est trop mal rangé pour une équipe de tournage américaine. Ils n’auraient pas laissé du lait ouvert. Et derrière cette porte, on continue la visite?

— Des squatteurs à Versailles, il ne faut surtout pas que la presse le sache!

— De mieux en mieux, regarde, Wandrille, c’est un foyer d’artisans du meuble! Entre, viens voir. Le devant d’une commode, et là, deux chaises en morceaux. Et ça, je crois que ce sont les côtés de la commode. Et contre le mur, on a tous les bois pour fabriquer les tiroirs.

— Pour vous, madame, faites votre meuble de provenance royale vous-même. Tu as vu l’établi, tous ces outils?

— Dans cette boîte, ces ornements en bronze, c’est incroyable.

— Un garde-meuble secret? Et la porte du fond de cette deuxième pièce, Péné, elle donne sur quoi? Tu ouvres?

— Non, cette fois c’est fermé. Ma clef ne fonctionne pas. Farid, il y a quoi de l’autre côté?

— Normalement, si j’ai bien le plan en tête, c’est une sortie vers les toits, qui communique avec un des escaliers de service qu’on a vus tout à l’heure. De l’autre côté de l’escalier, il y a des pièces de débarras, mais qu’on connaît bien. C’est dingue cette chambre oubliée.

— J’espère qu’ils n’y stockent pas des cadavres prêts à être débités à la scie. Tu vois, c’est ici qu’elle était ta table. Elle n’est pas arrivée à Versailles. Elle s’y trouvait déjà. Home made.

— Je crois que je ne dirai rien, pour le moment, à mon conservateur… Farid, je peux avoir confiance en vous? Je voudrais parler de cela au président Vaucanson d’abord. Vous me promettez de ne rien raconter à personne, même à Médard et à Edmond?

— Réfléchis, Péné. Ils ne vont peut-être pas tarder à regagner leur nid. Ceux qui travaillent là n’ont pas fini, ils ne sont pas loin. On les attend pour leur faire la surprise? Farid, j’imagine que vous êtes comme moi, vous n’avez pas d’arme sous votre veste. C’est un tort.»

6.

Les raviolis du cardinal

Château de Versailles, soirée du 23 novembre 1999, 22 heures

«On ne reste pas. Ce n’est pas prudent. Mieux vaut repartir sur la pointe des pieds, revenir demain, en ayant bloqué toutes les issues, les toits, les sorties du rez-de-chaussée.

— Pénélope prend l’affaire en main! Je te retrouve! Évacuation de la zone. Farid, on peut mobiliser combien de vigiles demain soir?

— Cinq ou six, mais il faudra en aviser la surveillance. Si vous ne voulez pas mettre la direction au courant…»

À cet instant, la porte du fond, celle qui donne sur les toits, commence à bouger. La poignée de cuivre tourne avec lenteur.

Il va falloir les affronter. Pénélope se concentre sur une idée simple: elle est conservateur au château, c’est elle qui détient une parcelle de l’autorité de l’État sur ce lieu. Elle va rester calme, et parler. Elle se tourne vers Wandrille et Farid, pour leur faire signe de ne pas bouger.

«On était sortis fumer sur les terrasses. On ferme à clef à cause du vent. Ne vous dérangez pas pour nous. On savait bien que ça finirait par se découvrir, c’est pas plus mal.»

Deux étudiants souriants et chevelus viennent d’entrer, pas gênés de voir que leurs raviolis ont été inspectés.

«On est en fin d’études à l’École Boulle. Moi c’est Jacques, lui c’est Martial. Et vous, vous bossez au château?

— Je suis conservateur ici. J’attends que vous nous expliquiez ce que vous faites.

— Pas compliqué. On travaille pour les Ingelfingen. J’imagine que ça ne vous dit rien.»

Le garçon a parlé avec une ingénuité totale, comme s’il n’avait rien à cacher.

«Je connais ce nom, dit Wandrille.

— Nous formons un groupe de combat, depuis cinq ans. Nous intervenons dans les Monuments historiques. On en a un peu parlé dans la presse quand l’administrateur du Panthéon a porté plainte parce qu’on lui avait réparé son horloge.

— De quoi s’agit-il? demande Pénélope.

— L’horloge du Panthéon est un chef-d’œuvre, une horloge intérieure, invisible, d’une précision absolue. Personne ne s’en occupait, continue Martial, elle faisait pitié. Notre chef a lancé une de ses plus belles opérations pour la sauver. Notre groupe a fait restaurer l’horloge par le meilleur de tous, un type de chez Breguet, il y a passé un bon mois. On avait emprunté une clef, on l’a copiée, il a pu venir toutes les nuits, sans effraction. Du beau travail. On n’a rien touché, rien abîmé. On a amélioré un patrimoine de l’État dont l’État ne s’occupe pas, et sans que ça coûte un centime. Joli, non? Une fois l’horloge réparée, il a quand même fallu aller dire à l’administrateur qu’elle marchait très bien et qu’il n’avait qu’à la faire remonter de temps en temps. C’est là que cette andouille a voulu porter plainte et que ça a alerté Le Monde et Le Figaro.

— Je me souviens de cette histoire, j’avais même trouvé que ça aurait été un bon sujet pour ma chronique, si les deux journaux ne l’avaient pas sorti en même temps. Vous avez d’autres faits d’armes à votre actif?

— Oui, beaucoup, qui ne seront jamais révélés. Certains ne sont même pas remarqués. On a redoré un balcon du Louvre, une nuit de travail, personne ne l’a vu, personne n’en a parlé, mais c’est quand même bien plus beau quand on passe devant le jardin de l’Infante. Nous deux, on intervient juste ici, on ne sait pas tout. Le chef révélera ce que les membres du groupe ont fait quand il le jugera bon. On verra que nous avons accompli un boulot énorme pour le patrimoine.»

Celui qui s’appelle Jacques enchaîne:

«On se fait parfois des projos dans l’ancienne salle de la Cinémathèque française, sous le palais de Chaillot. Tout le monde croit qu’elle est désaffectée, on a la clef, on a fait réparer les machines. C’est sur invitation, on prévient la veille, mais la programmation est géniale, en ce moment, si vous aimez Buñuel…»

Pénélope ne sait pas si elle doit s’énerver:

«Vous êtes capables de copier ces meubles du XVIIIe siècle? Ça représente des mois de travail!

— On ne fait que les assembler. Ils étaient là. Des copies, sans aucun doute, mais excellentes. Ça, c’est la réplique d’une des commodes qui est à Buckingham. On l’a trouvée dans cette pièce, prête à monter. Mais pleine de poussière, il a fallu la remettre d’aplomb, redorer un peu les bronzes, vérifier que l’assemblage est possible, le bois a joué, avec la chaleur sous les combles. Dans les copies de meubles anciens, ce sont toujours les bronzes qui trahissent. Pas les ciselures, la dorure. Donner l’équivalent d’une dorure du XVIIIe, c’est le sommet de l’art. Après la petite table d’hier, cette commode sera notre cadeau de Noël, on doit la remettre de nuit dans un salon, ni vu ni connu, le 24 décembre. À priori on sera prêts.