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«Le matin, voyez-vous, Pénélope, je fais toujours mon jeu du carnet. Vous voulez que je vous initie? Il vous faut Le Figaro, page du “Carnet du jour”, qui s’appelait jadis le “Carnet mondain”. J’ai établi un barème, on épluche les faire-part, on coche: nom que vous connaissez ou que vous pouvez situer dans la comédie sociale, 1 point, nom porté par une personne que vous connaissez de loin, 2 points, une personne que vous connaissez bien, 3 points, ami proche, 4 points, tout événement, fiançailles, mariage, enterrement dont vous êtes déjà averti, auquel vous êtes invité, 5 points, etc. Le barème monte assez haut: quand l’événement concerne ma propre famille, le décès de ma tante Bonlarron le mois dernier, ou qu’il vous met en cause, votre propre mariage, par exemple, c’est 8 ou 10 points, et le maximum de points, c’est le jackpot, mais on ne le touche jamais. C’est quand le journal annonce que vous êtes mort.

— Intéressant.

— Vous savez que Dollie de Rothschild, qui habitait d’ailleurs Waddesdon, est celle qui a dit qu’un individu vraiment décent ne doit laisser paraître son nom dans le journal qu’à deux occasions, sa naissance et sa mort. Chaque jour, je note mon total. Quand ça baisse trop, c’est signe qu’il faut recommencer à sortir, répondre favorablement aux invitations à dîner, aller aux vernissages, repasser des pochettes blanches, m’obliger à renouer un peu avec ma femme, voir le monde…

— Rude.

— C’est le métier, ma pauvre petite.

— Vous avez des listes de vieilles dames dont vous surveillez les fauteuils?

— Bien sûr, regardez dans le cabinet des Jeux, les chaises rentrent une par une, de temps en temps. J’ai l’habitude de le dire, tout se retrouve! Les étés de canicule sont providentiels, les douairières clapotent en série, je passe alors l’automne à Drouot, chez Christie’s et chez Sotheby’s. Je reporte sur du papier millimétré mon chiffre du jour au jeu du carnet. J’ai vingt-cinq ans de courbes dans ce classeur. Il faudra les informatiser: un jour où je ne saurai pas quoi faire faire à un stagiaire de l’École du Louvre. Toute ma vie mondaine est là, Pénélope! Vous ne jetterez pas mes classeurs quand je serai parti à la retraite, je veux les léguer au château…»

Si Pénélope reste trop dans le bureau de son supérieur, elle va totalement perdre son temps.

Au téléphone, Vaucanson. Elle hésite un instant: demander tout de suite une entrevue au président? Elle n’a pas dormi de la nuit. Wandrille est resté chez elle. Il n’a pas dormi non plus, sauf qu’il lui a demandé l’autorisation de faire une petite sieste ce matin, et de la rejoindre ensuite. Ce qu’ils ont vu et appris est trop grave. Un rituel fou, qui n’a rien à voir avec le jansénisme de Pascal et de Racine. La réunion d’un club d’illuminés, une secte?

Au poste de garde, Médard n’était pas là. Farid a dit bonjour à Pénélope, de loin, sans croiser son regard.

Vaucanson a une voix étrange. Elle sait que son devoir est de lui raconter tout ce qui se passe à Versailles, et vite.

Il ne lui laisse pas le temps de placer un mot:

«On a une émeute de Versaillais chic au potager. Il ne manquait plus que ça. J’ai eu la police dans mon bureau dès 8 heures du matin avec cette affaire de Chinoise estropiée, je n’en peux plus. Vous savez que ça ne dépend pas de moi, le potager, c’est une enclave qui échappe même à notre jardinier-chef, qui méprise d’ailleurs la légumerie, il lui faut du parterre d’ornement!

— Et des nœuds papillon.

— C’est à l’école d’horticulture de Versailles de gérer son fumier, je ne veux pas que ça me retombe dessus. J’aimerais quand même bien que vous alliez voir. Ce qu’on me dit est effarant: il paraît que les salades poussent sur un charnier.»

En franchissant les portes du potager, Pénélope se souvient que, petite fille, elle regardait tous les documentaires animaliers. Les fourmis avaient construit là un immense palais d’hiver. Elle s’imaginait parmi elles, perdue dans d’insondables galeries et, de là, regardant le monde. Comment ces fourmis de décembre ont-elles pris le sac de leur monument, ces bottes, ces pelles, ces hommes qui se sont mis à tout retourner alors que c’est la saison où les géants sont calmes. Mottes chavirées, chaos de salles et de corridors: les fourmis sur la crête d’une montagne qui n’existait pas la veille regardent sans doute et écoutent.

Quand Pénélope a dit à Bonlarron où Vaucanson l’envoyait, et pourquoi, il a pris son manteau de pluie et il est parti avec elle. Pendant le court trajet, il s’est tu.

À côté de la pièce d’eau des Suisses, le potager du Roi est un enclos, un autre monde, entre la ville et le palais. Une forteresse de légumes élevée contre le château. Pénélope trouve la cathédrale Saint-Louis, vue sous cet angle, aussi majestueuse qu’un chef-d’œuvre médiéval. Ce grand carré clos de murs est plus étendu qu’elle ne l’imaginait. En haut de la terrasse, s’élève une statue qui rend hommage au fondateur des lieux, une branche en bronze entre les doigts.

Devant le socle, un petit panneau plastifié, que Pénélope survole en diagonale pour ne pas avoir l’air trop ignorante, explique ce que disent les livres d’histoire. C’est là qu’entre 1678 et 1683, Jean-Baptiste de La Quintinie créa un potager qui a fait l’admiration de l’Europe. Grâce à l’orientation des plates-bandes, le choix des espèces, la table du souverain avait des fruits tout au long de l’année. Un miracle, dans un endroit, en bordure de marais, que les vieilles cartes désignaient comme le lieu-dit de «l’étang puant».

L’école d’horticulture vient de lancer un programme d’études pour mieux connaître son histoire. Le plan de La Quintinie existe, avec les noms de tous les carrés. Sur de petites pancartes en bois, ils ont été retranscrits il y a longtemps déjà, au moment d’une première tentative de restitution. À l’endroit où un groupe d’hommes semble les attendre. Pénélope déchiffre le panneau, à moitié effacé, autour duquel ils se sont assemblés: «Le jardin des pêches tardives». Des fouilles, à la mi-novembre, avaient commencé, sans doute un peu tard, mais les crédits n’avaient pas pu être débloqués pour l’été. Elles doivent être achevées pour les semis de printemps.

Les fouilles archéologiques viennent d’être interrompues. En catastrophe.

Le jardinier-chef attend devant la porte fermée. Il porte cette fois un nœud papillon vert avec des canards rouges, le bon genre de 1985. Il accueille Pénélope et son chef, que Wandrille, un peu hébété, vient de rejoindre, sans un sourire. Un autre groupe s’est formé sur le trottoir d’en face, bien visible à travers la grille, sur la place Saint-Louis. Ce ne sont pas des badauds. Ils ne disent rien, ne menacent pas, ils observent.

La porte de la petite maison qui sert d’entrée à l’enclos, où se vendent confitures et jus de poire, s’ouvre pour laisser entrer les émissaires du château. En reconnaissant le jardinier-chef, son collègue de l’école d’horticulture ne sourit pas non plus. Bonlarron cherche à se montrer badin:

«Alors, qu’avez-vous exhumé dans les choux? Un masque rouillé, datant de Louis XIV et qui a tout l’air d’être en fer?

— On a trouvé un cimetière.

— Sous les légumes du Roi?

— Assez profond pour que les outils des jardiniers ne puissent pas les atteindre, mais au-dessus de la couche de tourbe. Ici, on arrive vite dans le marécageux quand on creuse trop. Des os, des crânes, par dizaines… une petite centaine de corps, peut-être, tout en désordre en plus, des fagots de tibias… Et j’ai l’impression qu’on avait commencé à creuser là un peu avant nous…»