Bonlarron regarde le jardinier, très Hamlet, se pencher sur la fosse qui vient d’être creusée. Le conservateur sort un livre carré de la poche de sa veste en tweed:
«Je pensais que ça vous intéresserait. C’est une réédition que vient de lancer, fort à propos, pour une fois, l’odieuse Réunion des musées nationaux. Un petit livre qui parle beaucoup de la culture des poires. Devinez qui a écrit ça, dans ce traité de jardinage, regardez, j’ai corné la page: “Aussi en même temps que j’eus fait un peu de réflexion sur ce que les arbres désirent d’eux-mêmes pour bien réussir, il me semblait, lorsque je les voyais ainsi estropiés, qu’ils gémissaient sous la tyrannie de leurs maîtres, et qu’ils se plaignaient à moi de leur cruauté. Je trouvais qu’il était impossible de tirer la satisfaction qu’on doit attendre d’un arbre par la beauté et l’abondance de ses fruits, en le contraignant ainsi contre son naturel”? On croirait que c’est un pamphlet d’avant la Révolution écrit pour passer la censure et déguisé en traité de botanique. Cela date de Louis XIV. C’est de Robert Arnauld d’Andilly, maître jardinier et fin politique. Celui que l’on appelait aussi “le Grand Arnauld”, le plus célèbre des jansénistes. Wandrille, si je vous ennuie, dites-le. Enfin, mettez la main devant votre bouche! La Quintinie connaissait bien Arnauld. Il lui devait tout. Le jardinier du potager avait même cultivé ici la Blanche d’Andilly, une variété de pêches mise au point à Port-Royal, en hommage à celui qu’il considérait comme le père de tous les amateurs de fruits. J’ai d’autres choses à vous dire. Allez, laissons les jardiniers se disputer avec les archéologues. Ils sont entre pousse-brouettes, qu’ils se débrouillent. Sortons d’ici.»
Dehors, une quinzaine de personnes viennent de grossir encore les rangs de ceux qui se tiennent sur le parvis de la cathédrale. Des familles, avec des landaus, des louveteaux et des louvettes. Une perfection de cohérence stylistique. Tous sont debout devant la porte. En silence. Un homme en caban, la cinquantaine, cheveux coupés en brosse, sort du groupe. Il affiche sur l’entrée du potager un simple papier blanc. Ils se reculent. Ils ne parlent pas.
«Oh, je vois bien ce que c’est. Encore un commando des ultracatholiques de Versailles. Pénélope, ne vous frappez pas, nous les connaissons bien…
— Vous êtes sûr?
— Ils protestent même quand on organise une exposition de tapisseries des Gobelins dans la chapelle du château ou qu’on y joue de la musique qui n’est pas spécifiquement religieuse, même si c’est du Marc-Antoine Charpentier. Ils ont inventé le serre-tête mental, en velours frappé. Ils nous guettent, ils jubilent dès que nous leur fournissons la moindre occasion de montrer qu’ils existent. Vous avez vu qu’il a cousu de vieux boutons de vénerie sur son caban, quel chic!»
En s’approchant, Pénélope se rend compte qu’ils prient à voix basse. Elle regarde l’affiche:
«Cet enclos est une nécropole. Le travail des archéologues qui vient de commencer ici profane la sépulture de chrétiens. Nous nous insurgeons contre ce scandale. Nous en appelons aux autorités pour que cesse immédiatement ce travail de destruction.
Qu’ils reposent en paix.
Un groupe de croyants, attachés à la mémoire des lieux et des hommes.»
Bonlarron se penche vers Pénélope et, sur le ton de la confidence, explique qu’il se doutait depuis longtemps de ce qui vient d’être découvert. La Quintinie était janséniste et ne le cachait pas. C’était le meilleur disciple d’Arnauld d’Andilly, le virtuose des espaliers et des terrasses. Quand il est mort, en 1688, tout le monde avait espoir que le Roi trouverait un moyen de se concilier ces messieurs de Port-Royal. Après lui, tous les jardiniers qui ont travaillé au potager du Roi étaient aussi des jansénistes. Ils étaient en apparence dévoués au Roi mais suivaient la foi des solitaires. Face à eux, le clan des disciples de Le Nôtre qui oeuvraient dans le parc étaient moins intéressés par les nouvelles espèces, les croisements et les boutures… D’un côté, des architectes dessinateurs de lignes et de perspectives axiales, passionnés de statues et de bassins, de l’autre, les amoureux des plantes, constructeurs de murets et de petits enclos. Le parcours symbolique du soleil de bosquet en bosquet contre la vraie chaleur du vrai soleil sur les pierres. Deux sectes qui ne se parlaient pas.
Encore aujourd’hui, ajoute en souriant Bonlarron, ceux qui sont employés au potager ne fraient guère avec les jardiniers du parc. On savait à la cour que les fruitiers étaient jansénistes, mais on n’en soufflait mot: leur science des arbres était si grande. Il n’est pas difficile d’imaginer ce qui s’est passé. Quand le cimetière de Port-Royal a été profané par les dragons du Roi, de pieuses mains ont recueilli les ossements. On a fait courir bien des bruits, on a dit que le cimetière de Port-Royal avait été transporté en Normandie, à Juaye-Mondaye, abbaye restée janséniste sans faire de tapage.
«Je connais, dit Pénélope, c’est très beau, juste à côté de Bayeux.
— On va aller boire un whisky pour se réchauffer. Wandrille, vous nous accompagnez? La réalité est bien pire. Ou plus belle. Leurs morts, les jansénistes ont eu le culot de les ensevelir ici, de nuit, dans le secret le plus absolu. Ce jardin des pêches tardives, petit sur le plan de l’époque, ressemble à s’y méprendre au cimetière de Port-Royal. Il en a les dimensions. Le potager défie la grande masse de pierres du château. Il abrite, comme un reliquaire de feuillages, le cimetière des solitaires.
— Jolie expression, dit Wandrille, les yeux rivés sur les mains de Pénélope.
— Ils ont voulu que le Roi, jusqu’à son dernier jour, pendant les cinq années qu’il a encore vécu, se repaisse des saints martyrs; ils lui ont fait brouter son crime par la racine.»
9.
Dans les bagages d’un sommet monétaire européen
Se retrouver dans les bagages d’un sommet européen, pour une conservatrice du patrimoine, c’est inédit. Gare du Nord, l’Eurostar n’a pas été pavoisé comme Wandrille l’avait imaginé. Pénélope, prise par le temps, a osé se faire un chignon. Elle jouit de la situation. Wandrille a magnifiquement joué. Il a demandé à son père une autorisation spéciale.
La caisse de protection livrée par la maison Chenue, au centre des bagages qui vont aller dans le wagon de tête, avec les trépieds des caméras, le rideau bleu roulé qui servira de fond pour la déclaration officielle et les cartons contenant les dossiers de presse, intrigue beaucoup. Les journalistes entourent quelques conseillers incapables de les renseigner.
La ménagerie ministérielle fait peine à voir: le pauvre «plume du ministre», un grand binoclard échevelé, le pauvre conseiller pour les médias, qui n’en peut déjà plus de ce ministre qui se charge lui-même de sa communication et a fait un tabac dès son premier JT, les pauvres conseillers techniques qui pensent en savoir plus que les grands directeurs de Bercy, les pauvres grands directeurs qui se sentent dépossédés par les conseillers, les deux ou trois femmes, habillées en costumes à rayures genre Saint Laurent, qui n’osent même plus se dire, les pauvres, qu’elles devraient être un peu plus nombreuses. Telles sont les Finances de la France quand elles sont en déplacement.
Le jeune conseiller pour les médias, plus souriant que les autres, complet croisé et mocassins à pampilles Alden, cravate jaune sur chemise bleue, montre Cartier, chevalière usée et boutons de manchette en passementerie, se présente à Pénélope: Jean de Saint-Méloir. Venu du Quai d’Orsay, il sait comment on transforme en salon n’importe quelle gare. Il avance sa valise à roulettes pour Pénélope. Elle s’assied.