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L’homme qui les attend est un des conservateurs, que Bonlarron semble connaître et qui parle, heureusement, un excellent français.

«Ici, l’architecte, c’est Hippolyte Alexandre Destailleur, le grand, celui qui a refait Vaux-le-Vicomte de fond en comble et créé le mausolée de Napoléon III et Eugénie à Farnborough. Waddesdon est sans doute ce qu’il a construit de mieux.

— Je vois, fait Pénélope tandis que Wandrille baisse les yeux, il a voulu imiter les châteaux français, on n’y croit pas un instant. Bâtir un château de la Loire dans le Buckinghamshire en 1870, c’était osé.»

Le conservateur britannique, en remontant la grande allée, s’offre le plaisir sadique de leur redire que tout, à l’intérieur, est authentiquement français, et du plus pur XVIIIe. Tandis que le baron Haussmann, pour percer ses avenues, faisait jeter à bas des dizaines d’hôtels particuliers parisiens, les Anglais achetaient des boiseries sublimes à l’encan. Ici, aucune «reproduction»: la salle de billard vient d’un château des Montmorency, la petite salle à manger et le boudoir de l’hôtel du maréchal de Richelieu, le salon gris, c’est l’ancien hôtel de Lauzun découpé en morceaux, la chambre de la tour où se trouve la fameuse table vient d’une villa de Beaujon, le fermier général. Pour les meubles, la collection comprend aussi bien le bureau à cylindre de Beaumarchais décoré de marqueteries en trompe l’œil représentant des pamphlets, qu’une commode de Riesener faite pour Madame Élisabeth sœur de Louis XVI, des porcelaines de Sèvres, la fameuse boîte à priser en or de Mme de Pompadour avec le couvercle qui représente un épagneul jouant avec un caniche…

«Sommes impatients, grommelle Wandrille.

— Venez, le temps que l’on fasse monter votre caisse dans la tour, je vous montre. Mr. Bonlarron, vous connaissez tout cela par cœur.

— Mais j’aime voir comment vous vous en occupez. Je ne sais pas si le climat d’ici convient à ces bois anciens.

— N’ayez crainte, ils sont chez nous pour mille ans. Waddesdon, c’est la vitrine de notre National Trust: les demeures sont restaurées et entretenues, et nous maintenons en place les familles de châtelains, ils sont les meilleurs des conservateurs. En France, tout aurait été partagé dix fois, vendu, revendu, imposé… Le Royaume-Uni soigne son patrimoine.»

Les deux tables sont enfin l’une en face de l’autre dans la lumière tamisée de la Tower Room. La table française a été remontée comme un jeu de construction par Pénélope et Bonlarron. Les dimensions sont exactement les mêmes, les détails des ciselures des bronzes, jusqu’aux tenons et mortaises de l’assemblage du tiroir qui sont calqués au millimètre sur l’original. Bonlarron prend des photos. L’Anglais n’en revient pas. Une telle similitude relève du clonage. Wandrille se demande si ce rituel ne va pas faire apparaître un autre cadavre, un autre doigt. Il regarde Bonlarron, avant de lancer:

«À quoi voit-on qu’un meuble comme ça est vraiment ancien? Moi, je n’aime plus que l’art roman: des coffres, des coffres et encore des coffres.

— C’est une table plaquée. Quand on décolle le placage, apparaît ce qu’on appelle le contreparement, l’envers, si vous voulez. Aujourd’hui, on le tranche avec une grande lame, pour le dérouler. Au XVIIIe siècle, c’était toujours fait à la scie. On doit voir les traces: des rayures de même largeur qui correspondent à ce qu’on appelle le pas de la scie… Je suis trop technique?

— Ces scies aiguisées, ça donne des frissons… Qu’est-ce qui empêche aujourd’hui, avec des outils anciens…

— Rien, sauf le temps qu’il faut y passer, donc le prix. Dans les années 1950, on trouvait encore de petits artisans qui pouvaient faire des copies, ou des faux. Vous savez que les meubles d’André Charles Boulle vont toujours par paire, avec les marqueteries en symétrique. Il était encore possible, pour un prix faramineux, de reconstituer une grande armoire après la dernière guerre. Hubert de Givenchy avait fait faire ça, pour donner un pendant à sa fameuse armoire dite au char d’Apollon. Aujourd’hui, j’en doute. Je suis très surpris de ce que nous venons de voir.

— Si la copie avait été faite pendant les ventes de la République pour être cédée aux Anglais?

— Romanesque, mais ces ventes ont été organisées à la hâte, et les meubles de Marie-Antoinette ne faisaient pas encore l’objet d’un tel fétichisme.

— Vous êtes aveugles! Le décor de fleurs est différent. Il suffit de jeter un regard aux deux plateaux avant de commencer la moindre mesure!

— Wandrille, vous avez raison! dit Bonlarron. La table de Waddesdon montre des roses, un décor classique, très Marie-Antoinette, sur celle que je n’ose appeler la nôtre, il y a au bas du bouquet, voyons, de quoi s’agit-il? Pénélope?

— Je n’y connais pas grand-chose, il faudrait consulter un de vos jardiniers, je pense à des hortensias. C’est une variante.

— Pourquoi s’amuser à faire une copie aussi parfaite pour changer un des motifs de la marqueterie? On va tout relever, tout photographier. Cher collègue, nous vous tiendrons informé de ce que nous trouverons.»

Dans la voiture vers Londres, Bonlarron explique:

«L’hortensia n’existait pas au XVIIIe siècle. S’il était découvert, comme en attestent quelques herbiers anciens, on n’en avait pas encore répandu la culture. Je vais demander à notre jardinier de nous éclairer, c’est un élément qui nous permet de dater avec précision la fabrication de ce meuble.

— Vous avez pu dater le bois?

— Non, Wandrille, je parle le langage des fleurs. Je vois déjà l’article que je vais écrire. Vous en aurez la primeur, mais je ne veux rien vous dire avant d’avoir fait quelques vérifications aux Archives nationales.

— Cela ne résout pas l’énigme de l’irruption de cette table à Versailles.

— Et cela n’élimine pas non plus celui qui tue.

— Vous avez raison, Pénélope, nous nous agitons autour d’un meuble, il y a d’abord un crime. Heureusement que nous n’en avons pas parlé à Waddesdon. Ni à la presse. La police de Versailles a verrouillé le dossier. Wandrille, vous avez tout raconté à votre père?

— Oui, c’était plus simple, il a consulté le ministère de l’Intérieur pour vérifier que nous avions le droit de faire traverser la Manche à cette pièce à conviction. Il m’a conseillé de communiquer les résultats de l’enquête historique aux policiers chargés de l’enquête sur le meurtre, on ne sait jamais. Vous leur parlerez du langage des fleurs.

— Évidemment, c’est ce que je ferai demain matin. Pénélope, vous vous êtes endormie? La pauvre est épuisée. Wandrille, je parle trop.»

Wandrille achète du whisky dans une boutique de la gare de Waterloo. Bonlarron, qui l’accompagne, hésite, compare les prix, prend une bouteille pour lui et une autre, d’une autre marque, sans doute pour son inusable M. Jaret.

Pendant qu’il est à la caisse, Wandrille souffle à Pénélope, chignon haut:

«Il est en confiance. Il a eu une grande conversation avec mon père, comme s’ils étaient de vieux amis. Papa lui a parlé de la Légion d’honneur. Il faut qu’on lui fasse raconter comment il a perdu son doigt.»

11.

Un déjeuner à La Flottille

Parc de Versailles, jeudi 2 décembre 1999, 13 heures