En descendant l’escalier qui va des parterres d’eau au bassin, elle aperçoit une forme à la surface de l’eau. La margelle, sur le côté, porte des taches de boue. Les mousses sont détachées du bord sur une cinquantaine de centimètres. Il n’a pas plu cette nuit. Le bassin est un miroir noir. Les statues trouvent l’eau tellement sale qu’elles refusent de s’y refléter. Barbara reste un instant au bas des marches, puis s’approche. Une silhouette obscure vibre entre le fond et la surface: un noyé.
Elle remonte sa manche, plonge sa main dans l’eau glacée. Elle n’arrive pas à atteindre l’ombre qui lui semblait pourtant proche. Il faudrait qu’elle entre dans l’eau. Elle hésite. Son bras refroidit.
Elle tente de se calmer. Ses tremblements sont de plus en plus rapides. Ses jambes deviennent raides.
Elle ne crie pas. Elle ouvre la bouche. Elle s’allonge par terre. Des frissons de plus en plus forts agitent son corps. Elle ne veut plus voir ce bassin, cette eau sale. Elle se force à respirer avec régularité. Elle tremble encore durant plusieurs minutes. Elle s’assied sur le sol.
Dans le parc encore vide, personne ne s’est aperçu de ce qui vient de se passer. Le corps est peut-être là depuis la veille.
Un homme, une femme? Impossible à dire, elle distingue juste une sorte de sac marron à la surface, qui doit être un imperméable, des cheveux noirs assez courts. Son casque hurle le Boléro de Ravel. Barbara remonte les escaliers à toute vitesse. Elle s’est essuyé le visage avec la petite serviette qu’elle a toujours sur les épaules.
Barbara halète devant le gardien. Farid vient de finir son café. Elle lui sourit, décidée à faire face, à montrer qu’elle est forte, à tester aussi son charme, depuis que sa dernière opération lui a donné, au dire du chirurgien, quinze bonnes années de moins. C’est Edmond, plus expérimenté que Farid en matière de sécurité, qui accepte de suivre cette dame sans âge en body et Nike blanches.
À Latone, personne encore, pas d’autre joggeur matinal. Edmond parle avec calme. Il va appeler la police. Les flics vont boucler le secteur, poser des barrières et des bandes jaunes et blanches. Les pompiers ensuite. Une ambulance aussi, même si c’est trop tard.
Barbara est au téléphone, assise sur trois marches de marbre rose. Une sirène se fait entendre. Elle attend les pompiers, souriant de ses dents neuves. Farid lui a prêté une couverture.
Elle appelle le père Brun, le religieux qui l’a baptisée l’année dernière à Cleveland. C’est grâce au réseau du prédicateur qu’elle a pu trouver cette maison à Versailles. Elle lui doit sa nouvelle vie, sa seconde jeunesse. Ses succès aussi, qu’elle se garde de relater à son directeur de conscience. Ce matin, elle a vu des choses incroyables. Elle a eu cette espèce de crise de convulsions, qu’elle n’avait jamais vécue. Il faut qu’elle lui raconte.
Pour se rassurer, elle pense à sa jolie maison de Versailles, elle tente d’effacer les images de ce corps, dans l’eau, à côté d’elle. Son décor intérieur la rassure, ses meubles français qu’elle a voulus. Ces photos contemporaines apportées de Cleveland, des échangeurs d’autoroute vus du ciel, tous ses univers superposés. Elle vient de toucher un mort. Elle va être interrogée comme témoin. Le lieutenant de police lui dit qu’elle peut rentrer. Il va passer la voir aujourd’hui ou demain. Tout cela n’est pas bon pour une femme de son âge. Elle a besoin de prier en silence.
3.
La ronde du matin
La ronde du matin n’est pas un tableau de Rembrandt. Elle ne requiert qu’un personnage pour l’ensemble des Grands Appartements avec les corridors de service, les escaliers dérobés et les arrière-cabinets. D’abord, le parcours sacré: le salon d’Hercule, le salon de Vénus, le salon de Diane, le salon de Mars, le salon de Mercure, le salon d’Apollon, le salon de la Guerre, la galerie des Glaces, le salon de la Paix, la chambre de la Reine… La suite des pièces privées, le cabinet de la Pendule, le cabinet des Chiens, la salle à manger des Retours de chasse, les appartements de Mme du Barry, ceux de Mme de Pompadour et de M. de Maurepas. Le veilleur détient les clefs et un privilège: tout vérifier.
Par les fenêtres, la nuit remue le parc. C’est l’heure où nul ne voit jamais Versailles. Médard pratique la ronde comme une danse lente et souple. Un rituel de chaman. À l’entrée du cabinet d’angle, il chante seul, à voix basse, du Lully ou du Gainsbourg. Il passe devant les coffrages vitrés qui protègent certaines portes, avec toutes les traces des doigts gras. Les lumières du lustre, dans le cabinet de la Pendule, projettent au plafond des reflets d’aquarium. Médard surveille une fissure, la corniche joue, surtout quand l’air est humide. C’est ça les maisons sans cave. Il marche avec lenteur. Il compte ses pas, dans le froid. Il joue dans un film que personne ne filme.
Ces minutes du matin sont le bonheur de sa vie. Il aime chaque mur, traverse les cloisons du regard, parle aux dessus-de-porte et aux rideaux. Il se raconte des histoires. Il est le Roi, il est M. de Montespan, le cocu magnifique, il est Molière et il est Racine. Il déclame haut pour faire entendre aux boiseries la première scène de Britannicus. «Errant dans le palais sans suite et sans escorte…» — et les mots entrent dans les murs. Une phrase, pas plus, pour goûter le son. Cela ne prend pas beaucoup de temps, personne ne le saura jamais. Il veut que ça résonne dans la caisse, comme une partition perdue jouée sur une viole ancienne. Les rires du parquet, le cliquetis des gonds qui tournent plus ou moins bien participent au concert.
Il manque les feux de bois, les chandelles consumées des fêtes de la veille, les fleurs et les pots-pourris, l’odeur du cheval sur les bottes. Il manque les chiens du roi et les escadrons de chats, les volières de la cour de Marbre et les petites cages à serins, les chauves-souris lancées comme des balles de ping-pong dans les charpentes de la chapelle. Versailles sans animaux, ça ne vit plus vraiment. Pendant une heure, Médard caresse et flatte le vieux château, son compagnon familier, et le palais hennit et piaffe, heureux d’être aimé comme ça.
Voici Médard dans «la chambre», celle de la Reine. Il ouvre et referme la balustrade de bois doré, en la touchant à peine, sans un regard pour le monumental lit garni des soieries retissées à Lyon «selon les cartons originaux» dont se gargarisent les nostalgiques. Ça, c’est Versailles pour les touristes. Il déteste ce vaisseau aux mâtures invisibles, avec son gréement de tissus trop brillants couronné de panaches blancs, arrachés à de malheureuses autruches qui n’avaient jamais rêvé d’une si noble et autrichienne consécration. Il l’a vu faire, ce baldaquin qui sent le neuf. Il s’en moque. Il est plus ému par les pièces que nul n’a jamais repeintes, jamais touchées. Ce qu’il faudrait restituer, c’est la gaieté des chasses, le gibier empilé devant les murs, les processions, l’encens et les ordures, pas les tissus. Entre le colossal «lit à la duchesse» protégé des postillons par des plastiques et le «serre-bijoux», un tank d’acajou, nacre et bronzes dorés, deux monuments, il ouvre, en tournant la poignée ovale, la porte dissimulée dans le mur.