Pour déjeuner, en été, La Flottille, salon de thé ouvrant sur le Grand Canal, est idéal. Par grand froid, ce vestige du Versailles 1900 évoque, selon un Bonlarron de très bonne humeur, la place Saint-Marc et le café Florian, quand la Sérénissime est un peu vide, juste avant le Carnaval. Un peu plus loin, en bordure du Tapis vert, se trouve d’ailleurs «la petite Venise», les logements des gondoliers envoyés par le doge à Louis XIV — qui ressemblent plutôt à une cour de ferme de la Beauce dans un film des années 1950.
Dans la grande salle de La Flottille, une quinzaine de clients, pour la plupart des touristes étrangers, regardent le paysage par les fenêtres comme s’ils étaient en vaporetto. Menu du jour: poulet aux citrons confits et babas au limoncello.
«Pénélope, je veux vous remercier pour cette excursion britannique, ça m’a rendu ma jeunesse! Ces meubles, il faut qu’ils nous les rendent. Ça va durer encore longtemps, vous pensez? Dans cent ans, ces commodes, ces fauteuils, ces tables seront toujours là-bas, et nous continuerons de montrer les emplacements vides? À l’heure de la construction européenne, il faut conclure des accords.
— Pour que l’Italie demande au Louvre son Giotto et les Noces de Cana de Véronèse? Et la Grèce, les frises du Parthénon au British Museum?
— Quand je les revois, nos meubles, chez eux, j’ai beau le savoir, les avoir en photo dans mes fiches, en avoir parlé dans mes articles et dans mes livres, à chaque fois, cela me fait mal.»
Bonlarron a certes l’air préoccupé, mais Pénélope sent que c’est pour autre chose. Elle le laisse réciter sa complainte et déplier sa serviette. Elle ne lui demandera rien sur les hortensias, dont il a sans doute grande envie de lui parler de manière exhaustive.
«C’est le jour des bonapartistes! Quarante bottes de grenadiers dans la salle du Sacre, ça ne va pas arranger nos parquets, Pénélope. Vous avez rencontré leur meneuse, ce matin, Sidonie Coignet, qui commémore chaque année l’anniversaire d’Austerlitz et du Couronnement? Elle vient avec ses grognards, le public aime ça!
— C’est pittoresque…, répond Pénélope, bien décidée à ne rien révéler à Bonlarron de l’entrepôt de meubles caché dans les combles.
— Vous commencez à comprendre Versailles? Vous saisissez que vous vous étiez trompée sur toute la ligne. Vous vous disiez: la capitale de la province, une ville convenable, familles nombreuses, officiers un peu radins, cheveux courts idées courtes, on nourrit tout le monde avec des œufs et des Knacki Herta, on confond familles nombreuses et grandes familles.
— Je n’avais pas vraiment de tels clichés en tête. J’avoue que dans mon esprit, avant de venir, Versailles, c’était le château.»
Bonlarron se lance alors dans un vaste tableau de Versailles, fruit de nombreuses années d’observation. Cette ville, selon lui, à cause de cette moitié du territoire inaccessible occupée par le monument, est déséquilibrée, elle attire une foule incroyable d’excentriques. La ville ne vient jamais au château, les gens du château connaissent mal la ville, mais dans l’entre-deux se développe une faune extraordinaire. Tous les projets les plus farfelus finissent par atterrir dans cette cité tellement comme il faut — et n’étonnent jamais personne.
«Farid est un musulman passionné par les salles des Croisades, il vous récitera les noms de tous les chevaliers qui ont leurs armoiries peintes sur les murs, tous les Hélie de la Cropte et compagnie, vous trouvez ça normal? La baronne Coignet avec sa troupe de bonnets à poils et de shakos est une illuminée exceptionnelle, qui vient de se marier avec un Japonais qui semble s’en arranger. Mlle de Saint-Méloir nourrit à longueur d’année une vingtaine de clochards qui sont comme une troupe à sa solde, personne ne le sait sauf moi qui la croise tous les jours avec ses gamelles et ses bouteilles d’eau minérale de Chateldon, car elle ne lésine pas. Médard, que vous prenez pour le plus paisible des gardiens, disparaît des jours entiers Dieu sait où. Il habite en HLM à Saint-Quentin, gagne un maigre salaire et achète des éditions originales chez mon libraire qui me le raconte. Les jardiniers pensent qu’ils ont inventé de nouvelles fleurs et veulent les offrir à Marie-Antoinette. Il y a un jeune homme qui ne vit que pour essayer de photographier les filles de Louis XV et qui croit qu’elles se baignent en chemise au bassin du Dragon. La plupart des Américaines qui s’installent veulent se marier ici, souvent aux environs de soixante-dix ans, elles vont draguer à la piscine de Satory, c’est un spectacle! La chair est triste, hélas!
— C’est assez gai, plutôt! Je me souviens que lorsque nous animions, très sérieusement, avec Wandrille, un club de voyance et divination, pendant que j’étais à Bayeux, Marie-Antoinette se manifestait très souvent. Elle nous aimait bien.
— Et toutes ces femmes qui viennent se déshabiller au fond du parc, se promener nues sous leurs manteaux de fourrure, elles ne se comptent plus. Nous avons ici l’exhibitionnisme le plus raffiné du monde. N’importe quel jardinier a dix histoires à raconter sur telle célébrissime actrice qu’il a croisée un jour dans des postures peu vraisemblables, montrant tout à des groupes de Coréens incapables de la reconnaître.
— Je veux des noms!
— Ici, personne ne s’étonne de rien. Depuis la Révolution, il règne à Versailles une liberté extrême, parfois violente. La mécanique d’Ancien Régime s’est emballée, elle est devenue folle, comme un automate qui n’obéit plus. Cela se sait très peu. Les clichés et les stéréotypes nous protègent. Si les amis de Van der Kemp se sont sentis si bien ici, c’est pour cela: à Versailles, les fêtes les plus extravagantes sont possibles, les amusements les plus dangereux…
— C’est vrai qu’il transformait le château en hôtel? Que certains mécènes avaient le droit de passer quelques nuits dans les appartements?
— On l’a dit. Je ne l’ai pas vu.
— Et ce que vous avez vécu de plus incroyable?
— Vécu? Comme vous y allez! Peut-être le “grand divertissement” qu’avait donné ici Marie-Hélène de Rothschild, comme si elle était chez elle. Une autre soirée aussi… Ce n’était pas au château. Je ne sais pas si je peux le raconter. J’étais jeune! Ce que nous avons vu ces derniers temps au potager n’est pas mal. C’est tout de même une très étrange découverte historique, comme ça, sans crier gare, un matin, une chose prodigieuse si l’on y réfléchit. Un des défis les plus fous qui ait été lancé au monarque le plus absolu, sous son nez! Moi, ça me plaît assez.»
Son doigt coupé? Pénélope était prête à oser la question. À cet instant, enveloppé dans un duffle-coat rouge, Wandrille arrive, embrasse Pénélope, salue Bonlarron, appelle le garçon.
12.
Comment une table du XVIIIe siècle peut ne pas dater du XVIIIe siècle
À une table voisine, Pénélope reconnaît, en jean noir et col roulé noir, celui qui joue le valet dans le film de la Regalado. Il aurait dû garder sa perruque et son costume. Il n’a pas trop l’air d’écouter les conversations, seul avec un livre dont Pénélope ne parvient pas à lire le titre. Elle espère simplement que ce sont les Mémoires de Barbara, qui viennent de sortir en poche, et pas les Pensées de Pascal.
Bonlarron, heureux de se sentir entre amis, commence pour Pénélope et Wandrille l’histoire de cette petite table telle qu’il la reconstitue désormais. Pour comprendre, il faut se reporter vingt-cinq ou trente ans en arrière. À l’époque de la rivalité de ces deux illustres conservateurs, Pierre Verlet et Gérald Van der Kemp, la guerre entre celui qui voulait faire copier les meubles pour les avoir à Versailles, et celui qui ne voulait pas. En réalité, certains meubles avaient été copiés déjà, pour essayer, entre le Second Empire et les années 1930, quand les artisans étaient encore nombreux et ne coûtaient pas cher… En quelques années, on avait refait plusieurs commodes, des fauteuils, des pliants… Puis, dès le début du règne de Van der Kemp, tout ces essais ont disparu. Verlet aimait le monde des ébénistes et menuisiers, les artisans, les techniques, il s’intéressait aux créateurs de son époque, les Arbus, les Leleu… Il pensait qu’il fallait donner du travail à tous ceux qui transmettent ces métiers. Si la Révolution n’avait pas eu lieu, si les Bourbons régnaient encore, les Grands Appartements de Versailles seraient meublés par Charlotte Perriand ou par Emilio Terry. Verlet avait décidé, au Mobilier national, qu’on cesserait de prêter des bureaux estampillés à tous ces ministres pour la plupart incapables de les apprécier, mais plutôt des créations, ou alors des copies à l’identique des pièces historiques. Son objectif, il ne le cachait pas, c’était Versailles. Ces tentatives de remeublement par des copies à l’identique n’ont pas eu lieu, Bonlarron avoue qu’il ne sait pas pourquoi, sans paraître le regretter. Surtout, il prétend qu’il ignore si ces quelques essais de faux meubles avaient été conservés — jusqu’à la semaine dernière.