«Van der Kemp et sa femme ont attiré ici des cohortes mondaines, des donateurs extraordinaires qu’ils savaient recevoir et charmer, les Rothschild, les Patiño, Arturo Lopez, Alexis de Rédé, Barbara Hutton, le commandant Paul-Louis Weiller, le comte du Boisrouvray et sa fille Albina, César de Haucke, Rush Kress, Jacqueline Mikhaïloff, le fils d’Archibald Olson Barnabooth, comment s’appelait-il déjà?… Ils donnaient des fêtes extraordinaires, le baron de Rédé prêtait son argenterie, que personne ne songeait à faire assurer, Van der Kemp allait lui-même cueillir les fleurs, et la cuisine des Mexicains était imbouffable, tout le monde en riait! Vous imaginez comme les conservateurs de base tordaient le nez et le haïssaient. Il ne les invitait jamais.»
Pierre Verlet, au Louvre, n’était pas un conservateur de base: c’était, au dire de Bonlarron, le plus savant, un prince lui aussi, dans sa tour d’ivoire, le vrai spécialiste du mobilier versaillais. Il a déclenché polémique sur polémique à chacune des actions de Van der Kemp. Il n’a jamais réussi à le faire tomber. Van der Kemp avait des appuis politiques, des alliés étrangers. C’est Giscard qui a eu sa peau, il ne supportait pas ses grands airs. Le lendemain de sa retraite, la demande de restitution de l’appartement de fonction arrivait, et Van der Kemp est allé restaurer la maison de Monet à Giverny.
«Vous êtes arrivé au milieu de ce champ de bataille?
— J’en ai été la victime au début, Pénélope, il fallait choisir son camp. J’ai opté pour Van der Kemp, afin de rester ici et aussi par goût de la vérité. Je suis viscéralement contre l’idée de copies, ce qui est faux me fait horreur. C’est mentir au public, c’est contraire à notre morale. C’est renier les bases de notre métier. Mais au Louvre, les disciples de Verlet continuaient à m’en vouloir.
— Aujourd’hui, on vous en veut? Ici?
— On ne m’a pas donné les moyens de continuer ce que Gérald Van der Kemp avait commencé. À la conservation, je suis très isolé. La Rapière, une vipère, ce pauvre Augustin… Je compte sur vous, chère Pénélope.
— Elle adore mettre des rideaux partout, ne vous inquiétez pas. Elle a un goût fou.
— Vous savez pourquoi je n’ai jamais publié le catalogue raisonné des meubles de Versailles? Parce qu’on ne m’a jamais donné d’appartement de fonction au château! J’aurais pu rester après l’heure, travailler sans relâche. Le bel appartement de l’aile des Ministres, c’est le petit Augustin qui l’a eu, pour pouvoir faire ses “expositions”! Quand je vois ce freluquet, pourquoi ne pas le dire, il me vient des pulsions de meurtre. Je vais prendre ma retraite, s’il y a bien une chose dont je suis fier, c’est de n’avoir jamais, dans toute ma carrière, organisé une seule de leurs maudites “expositions”! Je travaille, moi, je traite les dossiers, je fais mes fiches, j’ai aussi quelques relations que je n’affiche pas. Je ne passe pas ma vie à recevoir le Grand Turc et la reine de Suède, mondanités absurdes qui ne servent pas à enrichir le château! Vous avez vu Topkapi à Versailles, cet été, vous trouvez que c’est normal, ça? C’était pour flatter la Turquie! Vous savez qu’ils vont finir par monter Les Pharaons à Versailles, succès garanti! On va engranger des entrées! On va dégager des bénéfices! On va finir par être rentables! Ce gros mollasson de Paul Daret ne voit rien, ne comprend rien, surtout ne fait rien, personne ne sait jamais où il barbotte, ni lui ni sa femme savante, une chimiste! Il ne laissera pas son nom à l’histoire, si ce n’est à celle des cures thermales, et Aloïs Vaucanson, ce président qui n’y connaît rien, et que seuls connaissent les énarques de sa promotion, non plus!»
Pénélope se dit que Bonlarron est essoufflé, pas du tout, il enchaîne:
«Van der Kemp a formé un disciple, moi: j’ai poursuivi son œuvre, j’ai retrouvé des meubles authentiques. En assez bon nombre. Pour les copies, car j’en ai fait faire, je me suis limité à des objets manufacturés, des espagnolettes de fenêtre, des entrées de serrure, quelques banquettes pour des raisons de symétrie, de la menuiserie, rien d’autre… J’ai été plus puriste que mon maître. J’ai appliqué ses règles de la manière la plus austère qui soit, à la lettre. En réalité, si vers 1920 on avait copié les commodes de Buckingham et les meubles de Waddesdon, aujourd’hui, on les aurait, des cartels signaleraient qu’ils ne sont pas d’époque.
— On en serait là.
— Exactement, Pénélope. Est-ce que ça serait si mal? Elles seraient dépourvues de cette fameuse “aura” de l’original, mais elles auraient déjà une certaine patine, non? J’ai l’impression que c’est ce qu’on a cherché à me prouver l’autre nuit.
— Et Pierre Verlet, lui aussi, avait des disciples? demande Wandrille.
— Un, surtout. Constamment, je l’ai trouvé sur mon chemin.
— Qui était-il?
— Je ne veux pas vous le dire. Il a été mon cauchemar, c’est oublié. Quand il a compris qu’il ne serait jamais conservateur à Versailles, que c’était moi qui étais nommé et que je lui ferais barrage, il a fini par jeter l’éponge. Il a commencé une tout autre carrière.
— S’il avait voulu se venger de vous?
— Aujourd’hui? Impossible, je suis un moucheron à côté de lui. Je vous jure qu’il n’est pas suspect dans cette affaire, il ne peut pas l’être.
— Vous avez dit son nom à la police, au moins, fait Pénélope, si vous ne voulez pas nous le dire à nous?
— Bien sûr que non, vous êtes folle!»
À cet instant, alors qu’elle s’apprêtait à dire que rien n’obligeait à accompagner cette sorte de putsch mobilier d’une mise en scène macabre avec cadavre et doigt coupé, Pénélope est à nouveau interrompue dans son élan. Le lieutenant de police appelle puisqu’il a ordre d’informer le château, ce qu’il fait de bonne grâce car Pénélope, qui ne lui lâche rien, est avec lui on ne peut plus charmeuse. Le pauvre policier, ça le change: enfin quelqu’un à Versailles qui ne le méprise pas.
L’identité de la victime vient d’être établie. Il s’agit d’une Chinoise des environs de Shanghai, étudiante en langues étrangères appliquées, arrivée à Paris voici deux ans. On a retrouvé sa logeuse, dans le XIIIe. Cherry Deng était une jeune fille sans histoire ni mauvaises fréquentations. Rien qui permette de faire progresser l’enquête.