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Thierry Grangé, en blouson noir, entreprend d’expliquer à Wandrille que c’est lors de cette restitution, menée à l’économie, que le mécanisme de cette salle a été condamné: le parterre pouvait se soulever et arriver au niveau de la scène pour former une pièce ovale digne d’accueillir bals et banquets. S’il était possible de trouver un mécène qui financerait les travaux… Grangé rêve, on le comprend, se dit Wandrille, si vraiment comme le prétend Pénélope l’architecte touche à chaque fois dix pour cent. C’est ici qu’en 1789, lors d’une fête délirante et très arrosée, un régiment cria «Vive la Reine» et piétina la cocarde tricolore. Pénélope, qui n’écoute pas, cherche des yeux le jeune figurant en noir. Elle le trouve. Il est en rouge. Celle qui est en train de le baratiner n’est autre que Simone Rapière, épanouie, sur scène, en plein numéro histrioniste. Elle prépare des Dry Martini au shaker. Médard boit à côté d’eux, chantonne du bout des lèvres un air d’Armide, qui swingue. Gilet-Brodé lui parle gentiment. Entre eux, une jeune fille en pull blanc sourit sans rien dire. Pénélope la reconnaît. Impossible qu’un visage exprime moins de choses. Elle n’a pas l’air malheureux, elle regarde les loges, éblouie: pour l’occasion, Médard a osé venir avec sa fille.

Le dernier jour du tournage d’un film, c’est toujours une fête. Vaucanson a été généreux, il a prêté l’Opéra royal à l’équipe pour une soirée «dernier tour de manivelle» à condition qu’elle commence à 15 heures et se termine à 18, pour ne pas contrarier les syndicats. Mais à l’Opéra, lieu d’artifices, une fête l’après-midi a parfaitement l’air d’une soirée. Chignon-Brioche continue de se dandiner devant le chef opérateur, vieillard langoureux en chapeau de paille. Vanessa et Marie-Agnès trinquent, union sacrée bien rare entre les deux secrétaires. La Regalado descendue de son Olympe les embrasse, rit aux anges. Ce soir elle regardera les rushes tournés hier au Petit Trianon, les dernières prises du film.

Pénélope se faufile entre les fauteuils. Elle se demande ce qu’elle doit dire. Elle pourrait profiter de ce moment pour parler au président Vaucanson qui, très royal, a quitté la loge royale pour aller serrer les mains des éclairagistes, des accessoiristes et de Tom Cruise. Au moment où Péné se décide à foncer vers lui, Bonlarron l’intercepte, se précipite sur elle, lui tend une coupe:

«Ma petite Pénélope, quel chic! Et pas un photographe, personne n’était au courant, ça s’est décidé impromptu. L’Opéra rempli pour une fête, c’est beau, non? Après ces derniers jours…

— Je suis de votre avis, ça fait du bien. Ce genre de surboum, ça arrive souvent?

— Mais jamais! Vaucanson est génial, une fiesta, c’est ma jeunesse qui recommence, nos mécènes qui vont revenir. Asseyons-nous, je suis épuisé. Vous savez, j’étais de la fameuse fête costumée “Venez dans la tenue que vous portiez quand vous avez reçu cette invitation”, je peux en parler.

— Et vous étiez?

— En pyjama de chez Old England, rassurez-vous, que j’ai toujours d’ailleurs. J’avais lancé par la suite “Venez avec votre mère”, un succès inouï. L’extravagance n’existe plus. Aujourd’hui, dans votre génération, tout le monde est tellement sérieux!»

Assis au centre d’une petite cour, le conservateur poursuit:

«Le film sera nul, mais la fête est bien. Ce n’est pas tous les jours le Molière d’Ariane Mnouchkine ici! C’était autre chose!

— Regardez, ça danse sur scène!

— Une équipe de cinéma, en général, ça saccage tout et ça fait un chèque, pour la plus grande joie de nos architectes…

— Pas la Regalado, elle est folle de patrimoine, assène Pénélope qui, depuis une heure, réussit à éviter le regard de la réalisatrice, qui l’a sans doute oubliée.

— Oh, là-bas, c’est David Charvet, dit Vanessa qui s’est approchée du groupe.

— L’héritier des chemises? demande, ingénu, Bonlarron.

— On voit bien que vous n’avez pas la télévision, répond Pénélope. Et là, c’est Juliette Vernochet!

— De la famille du commissaire-priseur?

— Rien à voir.

— Je ne connais plus personne! Pénélope, vous m’impressionnez. La moindre casse, si ça se sait, conclut le conservateur, avec une distribution, que dis-je, un casting pareil, dès le lendemain Vaucanson est dans Le Canard

Rire unique: Zoran Métivier.

«On vous a invité, vous? C’est heureux pour mes blagues!

— Non, c’est-à-dire, on m’a dit, au pavillon Dufour, que je pouvais trouver Pénélope à l’Opéra. C’est top ici, cher maître. C’est les Oscars? Péné, je viens d’avoir un coup de fil de Léone de Croixmarc. Elle m’invite à dîner avec Wandrille dans son pénitencier, j’imagine que t’en es? Faut qu’on lui réponde pour la date.

— M’a pas dit.

— Je venais t’apporter la liste des artistes contemporains que tu m’as demandée. C’est un avant-projet, juste des pistes, tu vois, je te… C’est du Laurent-Perrier millésimé?

— Écoute, Zoran, je n’ai vraiment pas le temps. Malgré les apparences, je bosse. Donne-moi ta liste, je vais la regarder, mais je ne peux absolument pas en parler maintenant.

— Je n’insiste pas, je disparais. Passais juste par là. Te laisse avec Wandrille. C’est lui avec la blonde, là-bas, dans la loge du fond, genre fille de l’Est?»

2.

La salle du jansénisme

Château de Versailles, après-midi du lundi 6 décembre 1999

Vingt minutes plus tard, Wandrille, qui n’a pas eu le temps de dire adieu à la jeune habilleuse polonaise avec laquelle il avait engagé conversation, retrouve Pénélope, qui a tout observé et que cela fait rire, dans le bureau du pavillon Dufour. Il ne lui a pas parlé de cette invitation à dîner chez Léone. Elle n’a pas signalé la visite rapide de Zoran. Wandrille prend un air grave et la pose qu’il affectionne en ce moment, l’historien au travail penché sur les livres:

«Tu as vu, je n’ai bu qu’une coupe, et pas touché aux Martini de la carabosse. Tu sais, si on veut comprendre ce qui se passe, ce n’est pas forcément à Versailles qu’il faut chercher.

— Tu ne crois pas que l’assassin de la Chinoise est en ce moment à l’Opéra royal?

— Il ne pourra pas décrocher le lustre: il n’y en a pas. Je pense que le puzzle est en train de se reconstituer sous nos yeux et qu’il ne nous manque qu’un ou deux détails, comme la symbolique des hortensias et celle des doigts coupés.

— Explique.

— J’aimerais comprendre l’histoire du jansénisme, c’est la clef, ces deux vagues successives…

— Deux, au minimum.

— Si on allait voir Port-Royal-des-Champs?

— On peut commencer ici.

— À Versailles, il y a du jansénisme? Je croyais que c’était antinomique?

— Pas si simple. Versailles, c’est Louis XIV. Que serait le siècle de Louis XIV sans Pascal, sans Racine, sans Arnauld et Nicole? Sans cette “sympathisante” de Port-Royal qu’était Mme de Sévigné? Toujours le Grand Siècle? Il faut montrer aussi le jansénisme à Versailles. C’est une des salles toujours fermées au public, dans le circuit du musée historique installé sous Louis-Philippe.