— Louis-Philippe s’intéressait au jansénisme?
— Pas sûr, même s’il avait Guizot comme ministre, bel exemple d’habit noir, un protestant que le jansénisme n’aurait pas désavoué. Non, cette salle a été aménagée dans le parcours au XXe siècle. Le musée d’histoire de France inventé ici par le roi-citoyen, c’était surtout les grandes batailles, les connétables et les maréchaux. On avait un peu oublié dans le panorama les intellectuels, les religieux, les artistes. Les conservateurs du début du XXe siècle ont voulu compléter. Avant les campagnes de remeublement, c’était même leur principale préoccupation. Aujourd’hui c’est oublié! Cette partie du musée est endormie. Tu veux venir voir?»
Sur les murs tendus de soie bleue s’alignent de graves portraits, quelques vues cavalières de l’abbaye, des aquarelles un peu naïves qui ressemblent à des ex-voto populaires. La salle de Port-Royal, perdue au cœur de Versailles, n’est pas interdite aux visiteurs, mais comme il n’y a pas assez de surveillants, elle reste toujours fermée. Pour réunir une telle collection de tableautins, de souvenirs, bondieuseries et compagnie, se dit Wandrille, il a fallu des années de travail qu’on n’a pas mises à profit pour s’occuper des commodes et des rideaux…
«Pendant ce temps, l’Opéra se mitait!
— Je suis allée voir les dossiers d’œuvres hier soir, les fiches qui correspondent à tous ces documents port-royalistes. Figure-toi que tout a été acheté d’un coup entre les deux guerres.
— Une collection toute faite?
— Qui passait en vente. C’est un conservateur, André Pératé, qui a demandé un crédit spécial. Ça a coûté une fortune, visiblement il y avait du monde sur le coup, prêt à faire flamber les enchères. Ce fut le plus gros achat effectué pour Versailles dans l’entre-deux-guerres.
— Ton Pératé était janséniste?
— Pas impossible. Il a peu fait parler de lui, c’était un disciple du premier sauveur de Versailles, Pierre de Nolhac. Pératé était un normalien nourri au latin et au grec qui s’était trouvé un job pour ne pas mourir de faim. Il aimait Pascal et Racine. Tu sais, beaucoup d’intellectuels ont flirté avec le jansénisme à cette époque. On n’admirait pas tant que ça Louis XIV. François Mauriac a écrit un livre sur Racine très janséniste. Montherlant a fait de Port-Royal le titre d’une de ses pièces de théâtre. Ensuite il y a eu Julien Green…
— Pitié, Péné, pas de cours de littérature! Tout ce qui concerne Port-Royal à Versailles est ici?
— Pour le château, oui, mais il y a aussi beaucoup de documents sur le jansénisme au musée Lambinet.
— Ah oui, ton concurrent municipal. On regarde d’abord ce qu’il y a ici, puis on y va. Ça m’intéresse, moi, cette abbaye, ça fait du bien dans cet océan de dorures, de bonheurs-du-jour et de cartels… Faut absolument qu’on visite les ruines dans la semaine. C’est ouvert au public?
— La République en a même fait un musée national, tu te rends compte. C’est surtout symbolique.
— Si tout est ratiboisé depuis Louis XIV!
— Dans l’histoire des musées et des monuments en France, c’est important, on le citait dans mon cours de l’École du Louvre.
— Retiens-toi. Résume.
— Rien, je me tais. Simplement dès le lendemain de la destruction, ou presque, c’est le seul endroit pour lequel on imprime de petits guides du visiteur: ici se trouvait le déambulatoire, là le réfectoire, la bibliothèque. Quasiment le premier monument historique ouvert à la visite comme si c’était un musée…
— Tout ça virtuel puisque les dragons du Roi n’avaient rien laissé.
— Même plus de cimetière. C’était un mémorial vide, un antimusée.
— Un rêve de conservateur!»
Pénélope sait qu’à Port-Royal, ses collègues ont bien travaillé. On y voit un des plus grands chefs-d’œuvre de Philippe de Champaigne et une foule de tableaux intéressants, un verger qui est un vrai musée de la poire, qui passionnera Wandrille. Certains bâtiments appartiennent à l’Association des amis de Port-Royal. On y voit même un tableau montrant la profanation des tombeaux des rois à la basilique Saint-Denis en 1793, scène qui selon l’histoire officielle n’a aucun rapport avec le jansénisme. Pénélope y est allée lors de ses tournées de musées, pour préparer le concours, avec son amie Léopoldine, dans la vieille 4L de sa mère.
«Regarde ces petits tableaux, ça évoque très bien l’atmosphère: les bosquets ronds, les enclos, l’abbaye.
— Tu ne trouves pas que ça ressemble à Versailles?
— En rien.
— Cette clairière, avec les religieuses, vous n’avez pas un bosquet ici avec une colonnade?
— Oui, construction de Mansart, rien à voir.
— Et une orangerie.
— Aucun rapport.
— Ça n’est tout de même pas moi qui ai dit que le jardin des pêches tardives ressemblait au cimetière de Port-Royal.
— Le potager, ça n’est pas le château, même si Mansart et La Quintinie s’entendaient comme larrons en foire. Autres idées? Autres pistes?
— Ce musée Lambinet, c’est loin, on va voir?
— Dix minutes à pied. Ils sont ouverts le lundi.
— Je vois, pour drainer ceux qui se sont cassé le nez chez Louis XIV. Tu les appelles?
— Je paye l’entrée, hors de question de se signaler au conservateur. Il prépare sa grande expo sur les éventails de la Montespan à Carmen, l’événement de janvier, je ne veux pas le déconcentrer.
— J’aime bien quand tu fais ta star incognito.»
3.
Le cabinet des glaces mouvantes
La Reine s’accorda une heure de repos. La vue du parc de Trianon s’effaçait de ses yeux, le temple de l’Amour à travers la croisée avait déjà été englouti par la marée montante de cette boiserie qui glissait entre ses rails. À côté de sa chambre, elle avait fait aménager ce cabinet à surprise, dont les fenêtres pouvaient être masquées par de grandes glaces. Les plus purs miroirs que pouvaient fabriquer les manufactures royales montaient du sol quand elle en donnait l’ordre. Les verres coulissaient entre les montants de bois. La semaine passée, ils étaient tombés d’un coup sec, avec un grand vacarme, mais par bonheur aucun n’avait été brisé. Elle savait bien tout ce qu’on pouvait dire sur ce boudoir, les pires calomnies, qu’elle y recevait ses amants et que ses favorites y donnaient, comme un spectacle, une sarabande de débauche — à la vérité, elle y menait une vie de nonne. Dans le grand salon, au premier étage, elle avait même voulu faire enlever les grandes peintures qui avaient été placées là au temps de Mme de Pompadour, parce que les nudités la choquaient.
Dans son particulier, elle faisait ce qu’elle voulait, la cour n’avait rien à en dire, ni les libelles imprimés à Paris, ces calomnies que nul ne parvenait plus à lui cacher. Le cabinet des glaces mouvantes lui permettait seulement de se retrouver avec elle-même. Elle avait reçu ce matin les hommages de la Cour, elle voulait que le monde extérieur cessât de la poursuivre pour quelques instants. Elle se poudra, elle-même. Elle se voyait de face, de profil, sa nuque, ses épaules, cette robe de taffetas vert céladon, ces broderies couleur paille et fleur de lin. Elle sortit de son portefeuille, que la première dame lui avait donné comme à l’accoutumée, les placets reçus ce matin. Elle aimait donner, accorder des grâces et des bienfaits, depuis son enfance elle avait appris à le faire: la charité des princesses et des reines est la plus belle des prières. Elle trouva tout de suite ce qu’elle avait envie de voir. Elle avait aperçu la gravure, en une seconde, quand ce jeune homme en noir la lui avait tendue. Elle devinait ce que c’était. Ce n’était pas la première fois qu’elle en recevait. Comment avait-on pu laisser un de ces hommes-là approcher jusqu’à elle?