Il avait bonne tournure, bien pris dans ce justaucorps sombre qui était comme un uniforme pour les députés du Tiers État, «ces messieurs du Tiers» qui s’étaient mis en tête de soumettre les députés du clergé, des couards, et les députés de la noblesse, des traîtres. Un homme de vingt ans, qui n’avait rien dit, et qui n’avait pas souri, quand il s’était trouvé sur son passage, lui avait tendu cette feuille. La première dame, dont c’est l’office, l’avait saisie et il s’était, tout de même, incliné en guise de remerciement.
Elle ouvrit la feuille pliée en deux. La gravure montrait une femme allongée, nue jusqu’à la taille, les pieds et les bras attachés par des sangles à une pierre comme si elle était crucifiée. Cette pierre avait l’air d’être la dalle d’un tombeau. La malheureuse semblait en extase, elle était entourée d’hommes qui tenaient des bûches et des épées. L’un d’eux la menaçait au cœur. La scène se passait dans une pièce somptueuse, qui ressemblait un peu, avec son lit immense, à la chambre du Roi. Aucun texte n’accompagnait cette image, la gravure n’était pas signée. La Reine comprit que cette femme, c’était elle. Les hommes noirs lui préparaient un supplice. Elle se regarda dans les glaces. Elle essaya plusieurs sourires, inclina la tête, ferma les yeux pour ne plus se voir.
4.
Les plans de Lambinet
Le musée Lambinet, comme le potager du Roi, ne cherche guère à attirer les touristes. Seuls les visiteurs passionnés, ceux qui ont déjà tout vu, y viennent de temps en temps. Dans cet hôtel particulier se sont nichés, au hasard des donations, outre quelques meubles de prix et des vues de Versailles, des souvenirs municipaux souvent menaçants pour le château. Dans une salle, se trouvent même des objets liés à Marat, l’Ami du peuple. Wandrille lit tout haut les cartels, dans l’enthousiasme. Une table chiffonnière estampillée Topino! Dans toute cette science du mobilier, ce sont les dénominations qu’il préfère. Ici au moins, les boiseries ne sont pas dorées, tout semble à peu près ancien, avec un côté maison de famille, radiateurs en fonte, plafonds attendant d’être repeints, dans une vitrine, une miniature montrant Victor Hugo, au mur, un portrait du fils de Corneille.
«C’est littéraire ici, c’est bien. Écoute, Péné, même pour moi qui n’aime plus que le style roman et la voûte en plein cintre, j’avoue que dans une maison comme ça, je me convertirais au XVIIIe! Au sous-sol il y a un spa? C’est de bien meilleur goût que ton château!
— On monte à l’étage en attendant que tu nous transformes ce bazar en quatre-étoiles avec Deloncle et compagnie. Ce qu’on cherche est en haut.»
Au débouché de l’escalier se trouvent de nombreux souvenirs de Port-Royal. Une grande gouache un peu maladroite, dans un cadre en bois doré, décrit tous les bâtiments abbatiaux. Quelques vers sont écrits en exergue:
Wandrille se penche pour mieux voir, mentalement il photographie tout ce qu’il a sous les yeux.
Une voix saccadée le fait se redresser d’un coup.
«Alors, mademoiselle Breuil, avez-vous réfléchi à ma proposition?»
À la porte de la salle, M. Lu avait l’air de les attendre.
«Oui. Je suis très tentée. Je ne connais pas la Chine, j’ai envie d’accepter.
— Je veux réunir là-bas une communauté. J’ai beaucoup de place. C’est dans la banlieue de Shanghai. Je veux faire venir des Français. Il y aura mon Versailles. Il y aura des artistes. J’aime l’art contemporain aussi. Je suis allé au Centre Pompidou. On m’a donné un nom pour l’art contemporain. Je crois que nous allons faire affaire, comme on dit ici. C’est un nom compliqué, je l’ai écrit dans mon Palm Pilot.»
Le Chinois, dédaignant Pénélope, car le Palm Pilot était, dans les années 1990, une affaire d’hommes, se tourne vers Wandrille qui, blême, articule à voix haute:
«Léone de Croixmarc-Sourlaizeaux.»
Pénélope, aux anges, tend la main à M. Lu:
«Conclu. Quand partons-nous?»
Wandrille, aux abois, sentant que l’intrigue dérape et lui échappe, pose des questions méthodiques:
«Qui vous a donné ce nom?
— Un conservateur du Centre Pompidou. Un jeune homme que je connais. Il est venu à Shanghai. Il accompagnait le rideau de scène de Parade peint par Picasso à l’exposition de l’an dernier. Il a visité ma maison. Il s’appelle Zoran Métivier. Je l’aime beaucoup. Lui ne viendra pas, mais il sera ici mon correspondant.
— Zoran ne m’a jamais dit qu’il vous connaissait, interrompt Pénélope. Il était là, l’autre matin, quand je vous ai rencontré.
— Je le sais. J’ai déjeuné avec lui, ensuite, sans vous le dire. Un très bon restaurant rue de Satory. J’aime la cuisine française. Vos viandes du Limousin, nous aurons un jour les mêmes en Chine.
— Zoran ne m’a rien raconté de cela.
— Il voulait que vous me connaissiez mieux. Il y a des gens qui mentent ici. Ils racontent sur moi des choses fausses.»
De tous ses amis, cette bande de jeunes conservateurs formés par la nouvelle école et décidés à conquérir le monde, Zoran Métivier est le seul dont Pénélope ne sait rien, ou presque. Si on lui apprenait qu’il est un espion bulgare, qu’il travaille pour la mafia de Palerme ou que le pape vient de le faire cardinal secret, elle ne serait pas étonnée. Zoran sait tout, connaît tout le monde, ne parle jamais de sa famille ni de ses amours. Pénélope ne sait même pas où il habite. Pourtant c’est un ami fidèle. Le stage à Besançon les a liés pour la vie, comme une opération commando transforme en frères d’armes deux parachutistes. Zoran est une sorte de ludion qui apparaît et disparaît. Un soir, avec Wandrille, ils ont tenté de le piéger en le déposant, après une soirée. Il leur a demandé de freiner devant la vieille Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, et à 2 heures du matin, ils avaient vu Zoran entrer sous le porche. Sa mère était peut-être la gardienne, sa maîtresse la femme de l’administrateur général, impossible de savoir. Il leur avait juste dit, sans bafouiller ni rire: «En ce moment, j’campe là.»
Wandrille, qui n’en a pas fini de ses questions, regarde Lu dans les yeux. En bas, le long du jardin qui s’étend jusqu’à la rue, par la fenêtre, on voit ses deux gardes du corps et la femme en robe bleue, l’interprète.
«Comment saviez-vous que nous serions au musée Lambinet? Vous savez ce que nous cherchons ici? Vous saviez que nous viendrions?»
Pénélope le foudroie du regard. Wandrille découvre trop ses cartes, mais Lu, sans marquer d’hésitation, répond:
«Je ne pensais rien. Je suis venu ici pour visiter et comprendre le XVIIe siècle. C’est mon époque favorite. J’aime la France. Je ne vous attendais pas. C’est le destin. Je connais le mot français qui convient: la Providence.»