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5.

Une vente aux Chevau-Légers

Ville de Versailles, jeudi 9 décembre 1999

Wandrille frétille, épluche le catalogue, recopie des noms dans son carnet de moleskine, ces meubles sont de la poésie: «Bureau à gradins en cartonnier, commode tombeau, encoignure en demi-lune Transition, rare boîte de pendule, secrétaire en capucin dit aussi à la Bourgogne, table bouillotte, rafraîchissoir, ciel d’un lit en chaire à prêcher, bergère en confessionnal, importante ottomane garnie de son tissu d’époque, lit à la polonaise…»

Il attend que passe la copie du bureau de Teuné faite pour Sir Richard Wallace; sa mère lui a donné un chiffre, un peu au-dessus de l’estimation haute, à ne presque pas dépasser. Pénélope, que les ventes publiques stressent toujours un peu, a consenti à l’accompagner. Deux hercules ont pour mission de faire monter les meubles sur la petite estrade. Le commissaire-priseur est venu de Paris, son confrère de Versailles, souffrant, lui a demandé de le remplacer. C’est maître Vernochet, de l’étude Vernochet-Dubois-Bouilli, ami de Wandrille et de Pénélope, qui traverse la salle en diagonale pour venir les saluer avant que la vente ne commence. Ce faux bureau du comte d’Artois est une merveille: les pieds fins, la table scandée de volutes que la bordure de bronze doré met en valeur. La première expression qui vient à l’esprit est: «un bureau de ministre». S’il était authentique, il vaudrait une fortune. C’est l’archétype de ce que les artistes du meuble du début du règne de Louis XVI pouvaient créer de mieux pour célébrer les derniers feux du style Louis XV.

«Ne me dites pas ce qui vous tente! J’aurais envie d’abattre le marteau plus tôt pour vous favoriser. Pénélope, vous venez officieusement ou pour le compte de Versailles?

— Je suis ici en potiche, c’est Wandrille qui a des visées mobilières, il veut faire un cadeau à son père.

— Auquel vous transmettrez mes félicitations. Je crois que je devine… La vente commence dans cinq minutes, je vous laisse. Tout cela appartenait à un vieil amateur de Versailles que j’ai bien connu, la collection d’une vie! C’est Mauricheau-Beaupré, le prédécesseur de Van der Kemp, qui le conseillait. Versailles a beaucoup perdu quand Mauricheau-Beaupré est mort dans cet horrible accident! Je vous donne un tuyau: les lots de dessins et gravures à la toute fin de la vente ne sont pas très chers et, là-dedans, il y a des trésors.»

Deux ou trois paysages du XVIIIe ont «fait» plus que prévu. Vernochet, épanoui, passe ensuite à la farandole des meubles. Si Pénélope a tenu à accompagner Wandrille, c’est qu’elle a une intuition. Une copie de meuble de Versailles, qui cela peut-il intéresser? Au premier chef, le leader maximo des Ingelfingen. S’il vient à visage découvert, Pénélope saura si ce qu’elle imagine est juste. En se retournant pour balayer la salle du regard, elle a compris: le jeune homme qu’ils ont rencontré sur les toits est assis, en veste marron, deux rangs derrière elle. Quand leurs yeux se croisent, il bat des paupières, sans sourire. À côté de lui, un couple de vieux Versaillais note les prix des adjudications dans leur catalogue. Le chef secret a, encore une fois, délégué son lieutenant.

Le bureau passe dans les premiers. Malgré les conseils de Pénélope, Wandrille attaque bille en tête. Aux enchères, il ne faut abattre ses cartes qu’au dernier moment. Qui surenchérit? Pénélope aurait pu parier: Barbara Grant. L’Américaine en Chanel-Nike. On va voir si face à elle la force de feu de Wandrille est suffisante.

L’estimation moyenne, entre la plus basse et la plus haute, vient d’être dépassée. Wandrille suit. Alors, sentant que le mouvement se précise, la veste marron lève une manche. Barbara agite un bracelet en perles. Wandrille suit toujours, sachant que deux enchères plus haut, il va être forcé de lâcher prise. La veste marron, de plus en plus déterminée, se lance contre Barbara. Trois minutes plus tard, Wandrille ferme les yeux, c’est fini pour lui. Maître Vernochet, fixant Pénélope du regard, esquisse, une fraction de seconde, une admirable mine navrée.

Barbara souffle; les enchères, c’est mieux que le jogging. Deux minutes plus tard, c’est elle qui fait signe, en posant son sac à main matelassé sur ses genoux, qu’elle abandonne. Vernochet prononce les paroles sacramentelles: «Une fois, deux fois…» À cet instant, se lève au dernier rang un garçon assez jeune. Pénélope, en un éclair, le reconnaît. La somme qu’il énonce est très au-dessus de la dernière enchère. Ce n’est pas l’usage. La salle murmure et se retourne d’un seul mouvement. La veste marron lève les yeux au ciel et lance à Vernochet un signe d’impuissance. Le marteau tombe. Adjugé. Très cher pour une copie, un meuble «de style».

Celui qui vient de gagner la partie est le jeune homme en noir, le rôle muet du film de la Regalado.

Pénélope et Wandrille ne peuvent pas sortir, coincés au troisième rang en milieu de travée. Pendant une heure, ils regardent passer les bonheurs-du-jour et les commodes tombeaux, tous de très belle qualité, mais sans rien d’original. Tout le reste part à peu près à prix d’estimation. Le faux bureau aura été la triste exception dans cette dispersion sans surprise qui semble réjouir les antiquaires du quartier de la Geôle, qui font leurs emplettes, et quelques Parisiens venus chercher des meubles de bon aloi. Depuis que la mode du design fait florès, le mobilier XVIIIe de qualité est devenu accessible, quelques astucieux commencent à s’en rendre compte.

Fin de la vente: dessins, gravures, photographies. Un des lots concerne Versailles: vues d’optique aux couleurs passées, plans anciens, dont deux tracés à la main, gravures diverses montrant les jardins et les bosquets. Pour les antiquaires du cru, du menu fretin, ils en ont déjà à revendre, que nul ne leur achète. Le jeune homme en noir est sorti, le lieutenant des Ingelfingen somnole. Le marteau tombe, la bannette est adjugée pour un prix raisonnable, Vernochet sourit. C’est Wandrille qui vient d’acheter en levant un doigt in extremis. Pour lui.

Les gravures feront merveille dans l’appartement de Pénélope: «Avant de te les offrir, je vais les faire encadrer», dit-il sur un ton qui pousse l’intéressée à se demander ce qu’il a de si grave à se faire pardonner. Pénélope et lui, au comble du bonheur, examinent pièce après pièce ce beau butin. Les plans dessinés, Wandrille les garde. Il a son idée.

Dès sa sortie de la salle des ventes, Wandrille est allé voir, plans en main, Thierry Grangé dans son bureau. Pénélope, qui supporte de moins en moins le petit architecte, a préféré remonter vers le pavillon Dufour.

Ce que Wandrille a vu, sur l’un des plans, il préfère ne pas en parler. Il veut tester l’architecte. Connaît-il aussi bien que lui les collections du musée Lambinet?

«Votre premier plan est intéressant, c’est un tracé complet des jardins, je vous le daterai très facilement si cela vous amuse. Il y en a eu beaucoup de faits sous l’Ancien Régime, on les distribuait aux visiteurs.

— Là, un souterrain?

— N’imaginez rien de secret, vous n’êtes pas tombé sur la carte au trésor, il relie l’Orangerie à l’aile sud. Tout le monde le connaît.

— À quoi servait-il?

— Personne ne sait. Quand le Roi venait voir le connétable…

— Le connétable?

— Oui, le plus vieil oranger de la collection, un prodige. Né à Pampelune en 1421, mort bien après la Révolution, en 1895.