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— Et cette autre page?

— Plus intéressant. Ça, je n’ai jamais vu, sauf… Visiblement un état projeté du jardin, dessiné après l’achèvement de la colonnade par Mansart, qui avait tant fait sourciller Le Nôtre. J’ai vu depuis cinq ans absolument tous les plans de Versailles, dans les collections publiques et en mains privées. Celui-ci est à part, il ressemble étrangement à une feuille qui se trouve à la bibliothèque de l’Institut de France. Un plan sur lequel il est écrit “Versailles”, mais qui montre des bâtiments qui n’ont jamais existé. À l’époque, je n’en avais pas demandé de photo, ça n’est pas très utile pour les projets de restauration, mais si la feuille que vous avez achetée est l’autre moitié, ou une autre de la même série… Je n’ai pas le temps ce soir, mais il faut que vous reveniez, on étudiera ça!

— Vous croyez que ça intéressera les conservateurs?

— Pff… Ils se moquent bien des bâtiments, pour ne pas parler des jardins. Paul Daret est quasiment à la retraite, Vaucanson voit ça de loin. Le seul qui aime regarder ces choses à la loupe c’est notre nouveau futur grand mécène, Lu Maofeng, notre Chinois.»

6.

Quand M. Bonlarron parle le langage des fleurs

Château de Versailles, jeudi 9 décembre 1999, bureaux de la conservation, vers 18 heures

«Je ne comprends pas comment nous avons pu manquer cette vente.»

Bonlarron a son air excédé. En disant «nous», il s’associe à Wandrille et à sa famille, il affirme, l’air de rien, l’habile homme, son récent attachement au clan ministériel. Étudier la vie de cour depuis quarante ans permet d’acquérir des réflexes. Il n’a pas souhaité retrouver Pénélope et Wandrille dans les bureaux, où tout le monde écoute tout.

«Cela fait une heure que je vous attends comme convenu dans le salon d’Hercule, je poireaute. Les touristes me prennent pour un surveillant, je renseigne, que voulez-vous, j’aime donner de petites conférences improvisées! Je vais finir par accepter les pourboires! Je vous raconterai un jour l’histoire des tableaux du salon d’Hercule… Van der Kemp a fait peindre, d’après une gravure, la moitié supérieure de cette œuvre magnifique que le Louvre avait été forcé de nous rendre, Eliézer et Rebecca de Véronèse. Elle avait été recoupée, après les saisies opérées à Versailles sous la Révolution, elle n’était plus au format d’origine. Il a fallu la remettre aux dimensions du grand cadre qui s’insère ici dans la boiserie. Du coup, ce que vous voyez est une moitié de toile XXe siècle collée à un original, c’est unique au monde, je crois! On ne l’indique nulle part, bien sûr. Vous êtes restés jusqu’à la fin de la vente? Il faut que vous arriviez à savoir qui a acheté.

— Un jeune type en noir, répond Wandrille.

— Qui est-ce? Pour qui travaille-t-il?

— La Regalado, elle a les moyens, avance Pénélope.

— Il fait partie du Regalado Circus, cela ne veut pas dire, mes amis, qu’il achète pour elle. Vous imaginez, chez elle, demande Bonlarron, un bureau de ministre des Finances?

— Elle voulait peut-être l’offrir à son père, elle aussi.

— C’est un cow-boy, il ne quitte pas son Stetson, Wandrille, tu le vois dans son ranch meublé en néo-Louis XVI?

— Papa aussi, c’est un cow-boy.»

Pénélope et Wandrille ont décidé d’une stratégie. Ils ont tout pesé et considéré que Bonlarron, malgré sa suspecte absence de doigt, est leur allié objectif. Il n’a pas encore tout dit…

«D’après vous, qui a pu tuer cette petite Chinoise dans le but de vous faire peur?

— Je soupçonne bien sûr M. Lu. Avec des complicités au château.

— Médard?

— En aucun cas, je vous l’ai dit.

— Thierry Grangé?

— Un garçon formidable, affirme Bonlarron, royal.

— Ou alors un de vos anciens ennemis, ceux qui voulaient faire meubler Versailles avec des copies?

— Vous radotez: on ne tue pas pour des meubles. En revanche, que ce soit du côté des amateurs de meubles qu’il faille chercher pour trouver qui a fait entrer la table, je l’admets. Selon moi, nous avons affaire à deux histoires, qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Vous voyez, je ne vous apprends rien, je n’en sais pas plus que vous, et même sous la torture…

— Vous pourriez nous dire, par exemple, pourquoi l’hortensia.

— Si vous voulez. Passons dans le salon voisin.»

Bonlarron explique, avec mille détails, que l’hortensia, découvert par les voyageurs au XVIIe siècle, a été mis à la mode un peu plus tard, en l’honneur d’Hortense de Beauharnais, la fille de Joséphine et de son premier mari. Hortense épousa le pire des frères de Napoléon, Louis Bonaparte, et régna avec lui sur le pays des fleurs, la Hollande. Elle fut la mère de Napoléon III. Devenu empereur, il fit de l’hortensia une sorte de fétiche. Un signe de ralliement bonapartiste. Une fleur d’hortensia se trouve, ainsi, dans les armoiries de la ville de Rueil-Malmaison. Son demi-frère, le duc de Morny, né des amours d’Hortense avec le comte de Flahaut, fils illégitime de Talleyrand, avait adopté la fleur comme un emblème. Sur les portières de ses voitures, il avait fait peindre un hortensia.

«Tu voudrais, Péné, que je peigne la carlingue de la MG? Pour toi, je choisirais une boîte de conserve, allusion à tes activités.

— Et pour toi, un artichaut?

— La présence d’une fleur d’hortensia dans cette marqueterie date l’objet. Cette table a été faite sous le Second Empire. En réalité j’en ai retrouvé trace dans nos archives hier soir. C’est sans doute le premier meuble de Versailles à avoir été copié, avant que l’on ne commence à penser à une politique de remeublement.

— C’est Napoléon III qui l’a fait faire?

— Eugénie, plutôt.»

L’impératrice, qui aurait été une excellente conservatrice du patrimoine, avait organisé à Trianon la première des expositions versaillaises, un hommage à Marie-Antoinette. Elle avait pour celle-ci une véritable passion. Elle collectionnait tout ce qui lui avait appartenu, elle s’est même fait peindre par Winterhalter déguisée en Marie-Antoinette. Elle disait: je finirai comme elle. Devenue vieille, sous la Troisième République, elle revint à Trianon, elle voulut revoir le portrait du petit Louis XVII qu’elle avait acheté et d’autres souvenirs. Pierre de Nolhac, le premier conservateur savant de Versailles, qui traquait les copies, avait probablement fait disparaître la petite table qui vient de resurgir. Wandrille interrompt les explications de Bonlarron:

«Eugénie l’avait fait fabriquer?

— Non, c’était un cadeau de son demi-beau-frère, le duc de Morny. L’hortensia est une signature et une manière de dire au duc de Hamilton que son trésor restait unique.

— Pièce historique alors?

— Cette copie est très intéressante. Au milieu du XIXe siècle, les artisans qui sont capables de fabriquer cela sont parfois les fils de ceux qui travaillaient sous Louis XVI, mêmes ateliers, mêmes outils, mêmes techniques. Les faux de cette époque peuvent tromper les yeux les plus expérimentés. La table a figuré à cette rétrospective de l’impératrice à Trianon en 1865. Tous les souverains venus à l’Exposition universelle l’ont vue. Je suis surtout sidéré par la perfection de cette réplique. J’avais oublié de regarder le plateau, avec cette manie de s’attacher aux marques, de regarder dessous. Wandrille, c’est vous qui avez l’œil!