C’est l’étroit vantail qui plaît tant aux conférencières. Médard part d’une voix de fausset: «Ici, par cette porte invisible, garnie de ce lampas de soie orné de roses, de lilas, de rubans et de plumes de paon, durant les journées d’octobre 1789, alors que le peuple de Paris avait envahi le palais…» Les groupes frémissent.
Cette porte, quand on entre dans la chambre, passé le premier étourdissement qui fait tressaillir les Américaines, on ne voit qu’elle. Peut-être parce que tous les films sur Marie-Antoinette, les sempiternels documentaires sur «les secrets de Versailles», l’ont montrée jusqu’à plus soif. Couverte de soie côté face, avec les bois dorés à la feuille, côté pile c’est un panneau digne d’un château pour hobereaux fauchés du Poitou vers 1780.
Ici commence le voyage de l’autre côté. Médard pénètre dans les appartements privés de Marie-Antoinette, une pièce de passage d’abord, donnant sur un escalier minuscule. Là, il doit ouvrir la porte avec une clef très longue, terminée par un fleuron au dessin enfantin, le «passe de la Reine», comme c’est écrit à la plume sur la vieille étiquette rectangulaire. C’est l’entrée du royaume enchanté, que beaucoup de courtisans rêvaient d’apercevoir. Médard ouvre la porte du «cabinet de chaise», l’endroit où la Reine allait seule, équipé de toutes les commodités qui passionnent les historiens de la vie quotidienne et des chasses d’eau. Un de ces lieux «à l’anglaise», avec eau courante, que Louis XVI avait fait installer. Petite envie matinale, Médard rit. Quel zozo tu fais mon vieux, retiens-toi. Il regarde la lunette de bois. Il paraît que le mécanisme fonctionne. Sur ce genre de détails, il en sait plus que bien des conservateurs, comme cette petite Pénélope Breuil, qui vient d’arriver et a peut-être bien réussi son concours, mais ne connaît rien de la vraie vie de Versailles. Ils tranchent de tout, prennent des airs assurés. Médard les déteste. Au fond, tout cela est injuste. C’est lui qui en sait le plus, depuis le temps.
En trente ans de château, Médard a vu trois aménagements de ce réduit. Il l’a connu peint à la mode de la Troisième République avec tout le confort moderne, inchangé depuis les transformations faites pour la tsarine Maria Feodorovna. Elle avait été logée par la République dans les petits appartements de la Reine, tandis que le tsar occupait ceux du Roi. Médard avait vu le cabinet «actualisé» lors du sommet du G7 de 1982. On avait installé une cuvette en émail pour Margaret Thatcher, qui avait occupé elle aussi les petits appartements de la Reine et siégé là. Cette installation a depuis disparu pour que Thierry Grangé, l’architecte actuel du château, puisse «restituer» l’état d’origine, avec abatant d’acajou «d’époque», comme il dit. En réalité, c’est tout neuf. Ce que Médard ne sait pas, c’est si le décor est factice ou si l’eau arrive toujours. Il faudrait tester; à chaque fois, il hésite.
Médard inspecte d’un coup d’œil le vestibule tapissé de livres. Pourvu que ce petit coq de Grangé n’ait pas l’idée de redorer tout à la sauce clinquante. Celui-là, il le hait. Dans cette petite pièce, il ne faut toucher à rien. Il est amoureux de cette pénombre. Le moment de la ronde où il s’émeut. À certains endroits, il s’arrête. Il se regarde dans les glaces qui en ont vu tant d’autres.
Le ménage n’a pas encore été fait. La poussière ne se voit pas trop, sauf sur les lustres. On a ciré la semaine dernière, une odeur de miel monte encore des bois chevillés aux stries noircies. Aucun groupe n’a fait la visite hier, personne n’a dû franchir le seuil. Ces petits appartements sont accessibles sur demande, pour les toqués des princesses et les amateurs de mobilier. On y entre par la salle des Gardes de la Reine ou par un étroit couloir blanc qui donne dans le salon de l’Œil-de-Bœuf. Médard aime mieux le passage par la porte dissimulée.
De plus en plus, les groupes, galvanisés par la télévision, réclament les coulisses, les attiques et les galetas. Ça agace Médard que tout le monde veuille partager ses passions. Autodidacte devenu très savant, il dévore chaque mois des dizaines de livres. Versailles est une vieille baraque, comme bien d’autres. Les visiteurs se sont mis à aimer cela, les petits escaliers, les marches cassées. Ils réclament le mystère, les feuillets collés dans les portes des placards, l’envers du faste, comme si les grands décors peints ce n’était pas plus beau. Ils sauront tout des baignoires et ne regarderont même plus les merveilles du salon d’Hercule! Le plus beau plafond du monde, après la Sixtine, l’envol d’un héros accueilli sur l’Olympe. Le plus tragique aussi, parce que Lemoyne, après l’avoir peint, s’est suicidé. Son fantôme y vit spacieusement. À Versailles, on pourrait aussi compter les morts étranges.
Depuis la seconde petite pièce de la bibliothèque de la Reine, au seuil du «cabinet doré», Médard se fige.
Il lâche sa torche. Elle tombe sans s’éteindre, ver luisant sur le parquet luisant. Elle éclaire le mur, face à lui. Il regarde sans comprendre. Pas une machine infernale, pas un colis suspect, pas une bombe: un meuble. À droite de la cheminée, sur la boiserie blanche réchampie d’or et ornée de motifs pompéiens, montée sur quatre pattes de marqueterie enrichies de bronzes dorés, une «table à écrire», qui n’a jamais été là, vient d’apparaître.
4.
Un meuble de trop
Médard regarde cette table mirobolante, aussi incongrue qu’un vaisseau spatial tombé sur une planète morte: lieu de chute, Versailles, parking pour skylabs du XVIIIe siècle. Le meuble a posé ses fines antennes entre deux fauteuils qui lui ressemblent, à côté d’une harpe de même facture et d’une commode signée Riesener ornée de trois vases de Sèvres à décor chinois, en terrain ami. Médard n’aurait pas été plus étonné si cette table, à deux niveaux, avec son plateau d’entretoise accroché à mi-hauteur entre les pieds, avait touché le sol sous ses yeux au milieu des Formica seventies du marché aux puces de Saint-Ouen. Un mirage d’hiver. Un des fauteuils, robot téléguidé qui se serait déplacé seul sur Mars, a été légèrement tourné vers la table. Comme si quelqu’un, après avoir écrit un mot, venait de se lever.
Il s’approche de ce meuble de trop, arrivé pendant la nuit. Il est certain qu’il ne s’y trouvait pas la veille, quand il a fait sa ronde, juste après la fermeture vers 18 h 30. Ici les meubles, une fois qu’ils ont été rachetés, retrouvés, préemptés, légués, sont doués d’une qualité imprévue: l’immobilité. Les tables volantes, c’est suspect. Une nouvelle pièce, de cette qualité, de cette valeur, ce serait un événement, une acquisition très importante. Les conservateurs lui en auraient parlé, ils savent tous, dans la petite famille de Versailles, que ça l’intéresse. Vaut mieux ça qu’un vol ou qu’un cadavre. Tout de même.
Médard se ressaisit. Il regarde la table. L’intruse. Un chef-d’œuvre.
Il pense au visage de la petite fille qui passe en courant au milieu des hommes d’armes dans le tableau de Rembrandt au Rijksmuseum d’Amsterdam. Égarée au milieu de La Ronde de nuit, elle n’a pas l’air effrayé. Médard aime citer des tableaux et des poèmes à tout bout de champ, ça énerve Farid et Edmond. Quand il va leur raconter, tout à l’heure, au moment de la pause. Cette apparition. Le visage de celle qui court dans la pagaille et qui n’a rien à faire là, cette robe rose que le peintre n’a pas oubliée, détail absurde, qui fait tout le mystère. Cette table fragile, c’est pareil, en bois précieux, si pure, irréelle.