— Tu hésites à me dire où?
— Au fond d’un parc séculaire et sombre, dans un château des Yvelines, et la même date est écrite sur le fronton.
— À Sourlaizeaux?
— Tout juste.»
10.
Le greffier des convulsions
«Péné, tu pourrais profiter de ce que tu es à Paris pour aller enfin chez le coiffeur, toi qui passes ta vie à te plaindre qu’à Versailles tu n’en trouves pas de bon.»
Wandrille a débité cette phrase à toute allure. Il vient de voir arriver dans une rue qui longe le square, celle qu’il souhaitait le moins voir apparaître. Il parle pour détourner l’attention de Pénélope qui, nez en l’air, ne répond pas à cette tentative de diversion capillaire qui tombe au plus mauvais moment:
«Tout cela prouve que le jansénisme a survécu longtemps après la Révolution…
— Pénélope, je t’ai parlé de Léone de Croixmarc, Léone, voici Pénélope Breuil, mon amie.»
Léone les a retrouvés. Par hasard. Elle redit ce que Wandrille sait déjà: elle habite à côté, rue du Puits-de-l’Ermite. Une maison qui appartient à sa famille depuis toujours, depuis son aïeul parlementaire en robe rouge qui assistait aux miracles de Saint-Médard. C’est évidemment ce que Wandrille craignait depuis le début. Dans son malheur, il a une chance de pendu: Léone a mis un col roulé noir en cachemire un peu usé aux coudes.
«Venez, montez, je vous raconte toute l’histoire de l’église! Pénélope, on se tutoie?
— Si vous…
— On se tutoie d’autant plus que va arriver dans cinq minutes quelqu’un que tu connais bien et que Wandrille sera content de retrouver. Un ami de papa et maman depuis Mathusalem! J’étais descendue lui acheter du cake.»
Chez Léone, à peine Pénélope et Wandrille ont-ils eu le temps de regarder l’appartement, très design scandinave et liste de mariage chic d’il y a quarante ans, on sonne. Bonlarron entre, semble chez lui. Il s’assied dans un canapé de velours rouge de Jean Royère, assorti à ses chaussettes, le sourire un peu forcé.
«J’avoue, chers amis, que j’attendais de mieux vous connaître pour vous le dire. J’appartiens, comme Léone, à une petite famille d’esprit qui se réclame du jansénisme du XVIIIe siècle, et aussi de celui de Port-Royal. À Versailles, je n’en parle pas trop, nous n’avons jamais été en odeur de sainteté chez le Roi-Soleil. Léone m’a dit qu’elle en avait touché un mot à Wandrille. Ça ne signifie pas grand-chose, c’est un peu du folklore. Ma tante Bonlarron y tenait beaucoup et y croyait mordicus. Je crois que c’est comme ça que m’est venu le goût de l’histoire.
— Mais cette chapelle des catéchismes, Léone? fait Wandrille, voulant s’épargner l’histoire de la naissance d’une vocation.
— Tu l’as reconnue, hein? Tu sais que j’adore faire le catéchisme!
— Tu avais dû me le dire, oui… C’est bien la même?
— C’est mon arrière-grand-père qui a beaucoup contribué à son édification. Il a voulu la même, en plus petit, à Sourlaizeaux. À l’emplacement du tombeau du diacre, dans notre sépulcre, il a mis notre grand crucifix.»
Wandrille, qui voit, comme un signe dans le ciel, le tire-bouchon général de Gaulle lui apparaître, décide d’avoir enfin la vérité:
«Que se passait-il, au juste, sur ce tombeau?»
À l’origine, raconte Léone, avant que Louis XV ne fasse tout barricader, Saint-Médard possédait un cimetière avec un préau. La porte murée se voit encore, quand on passe par la petite rue derrière l’église. La nouvelle a couru très vite: il s’était produit des guérisons miraculeuses de femmes et d’hommes qui s’étaient allongés sur la tombe. Le peuple était venu voir. Le préau ne désemplissait pas, les spectateurs prenaient place et des prêtres, ou quelques laïcs initiés, faisaient venir des malades de toute la ville. Les fameuses convulsions ont commencé à ce moment: les corps se tordaient, les femmes surtout criaient, il fallait les attacher à la pierre qui est devant la dalle. Des gravures en témoignent. Elles ont circulé. Certaines sont aux murs du salon, encadrées. Pénélope et Wandrille se lèvent pour les regarder. Des scènes effrayantes, devant des hommes et des femmes des quartiers voisins, mais aussi manifestement quelques courtisans vêtus avec recherche. L’Église n’a rien voulu savoir. L’archevêque de Paris a tout interdit. Le cimetière a été clos. Il a suffi d’interdire pour que la braise s’enflamme. Les cérémonies sont devenues privées. On invoquait les mânes du diacre Pâris dans quelques maisons amies, presque toutes dans ce quartier.
«Il est probable que dans ce salon…
— Ah non, Léone, ajoute Bonlarron je ne veux pas imaginer que sur ce canapé…
— Qui vous parle de canapé? Les filles se traînaient nues par terre. Puis a commencé l’épreuve du sang.»
Wandrille regarde alors Pénélope, certain de ce qu’elle va oser dire:
«On leur coupait les doigts?»
Wandrille regarde ses baskets, des Puma violettes.
«Non.»
C’est Bonlarron qui a répondu, après un silence.
«Je sais qu’on a vu un doigt coupé l’autre jour, dans ce meuble, ça n’a aucun rapport. J’ai pris l’avertissement pour moi. J’ai eu un doigt coupé, adolescent, en maniant une tronçonneuse. Depuis, j’ai une peur maladive du sang. Je crois que dans l’affaire des convulsionnaires il n’a jamais été question de doigt coupé. Léone, je me trompe?
— C’était plus raffiné. On a d’abord utilisé des épingles. On les leur enfonçait dans la tête.
— Léone, arrêtez!
— C’est de l’histoire, ça n’a rien de honteux.»
Les filles ont demandé ensuite à avoir les plaies du Christ, alors on a forgé des clous à l’ancienne. Le public fut bientôt composé en majorité d’hommes. Ils portaient tous des épées. Il n’y eut presque pas de morts. Le prodige, c’est que les épées se tordaient et n’entraient pas dans les chairs. On leur a ensuite donné des coups de bûche. Léone décroche une des gravures, à côté des rayonnages de la bibliothèque, et la tend à Pénélope.
«Léone, si vous continuez, je sors.
— Mais, fait Wandrille, comment sait-on tout ça?
— Il y a un gros livre qui date de l’époque, La Vérité des miracles, et surtout des récits manuscrits. Innombrables. Ils sont tous gardés à la bibliothèque de l’Association des amis de Port-Royal, à deux pas. J’en ai ici, papa en avait recopié un certain nombre. Tu veux entendre? J’ouvre au hasard:
“19 octobre 1749, sœur Rachel Gertrude. Les souffrances redoublent à un point excessif. Tous ses membres se raidissent. Elle s’agite violemment. Son corps allongé s’élève en arc par la force des raidissements. Cet état, qui faisait peur à tout le monde, dura pendant tout le discours qu’elle prononça, d’une manière entrecoupée et comme malgré elle.” Car elles prophétisent toutes, décrivent des palais, des villes, des anges…
— Elles parlaient de Versailles? risque Pénélope.
— Une sorte de Versailles, poursuit Léone, que je te retrouve la page, c’est une poésie un peu particulière: “17 avril 1757, sœur Orpheline. Mon guide m’a menée aujourd’hui dans une plaine, où il y avait deux bâtiments de structure tellement différente que l’une paraissait être le renversé de l’autre. Nous approchâmes de ces bâtiments et je vis sur la porte du plus grand une inscription où il y avait en gros caractères: Manufacture du Néant en l’Être, et sur la porte de l’autre: Manufacture de l’Être en Néant.”