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— Quand Saint-Simon, se souvenant de Versailles, dit qu’il écrit pour se montrer à lui-même, pied à pied, le néant du monde, c’est un peu ça, ajoute Bonlarron, semblant craindre la suite des extraits que Léone retrouve en feuilletant dans ses liasses.

— Sartre, L’Être et le Néant, ça a quelque chose à voir?» fait Wandrille, pour une fois un peu à côté.

Léone reprend sans lui répondre:

«Un autre extrait? Pour vous donner une idée du ton général, plus hard, c’est dans les années qui suivent: “Crucifiement de la sœur Monique, l’avent 1779: après lui avoir fait avaler une boisson mêlée d’excréments, cloué avec cinq clous la langue sur une petite planche, de même à chaque oreille. Puis nombre de percements à ces endroits, il en sort du sang. Couronne avec un bistouri ou un canif sur la peau du crâne profondément tracée, le sang en sort. Puis, on place dans la plaie tantôt 25, tantôt 100 épingles et des clous. Il en est resté planté 72. Les épingles la font souffrir jusqu’aux larmes. Mais soumission entière. Et une grande joie ensuite d’avoir fait la volonté de Dieu.”»

Tout le monde s’est tu. Léone a encore lu d’autres passages, du même style, avec des rituels de torture et des cris de folie. Bonlarron semble un peu gêné. Il se ressert de thé sans en proposer à personne. Il sort de sa poche un vieux paquet de cigarettes d’une marque indéfinissable, le pose devant lui, sans oser en sortir une. Il tente de faire entrer à nouveau Wandrille, un peu muet depuis quelques instants, dans la conversation:

«Vous voulez des places pour Hercule et les Muses, un opéra baroque redécouvert qui sera donné à l’Opéra royal pour Noël? J’ai récupéré quelques billets de faveur. Wandrille? Ça serait amusant pour une de vos chroniques?

— Il assomme les muses avec sa massue? Je connais tous ces trucs-là par cœur, maman nous y a traînés pendant des années, les passe-pieds et les sarabandes, les extases pendant le second rigaudon de Dardanus et compagnie, merci! Désormais les opéras baroques ressuscitent sans moi. Mais votre orchestre de Versailles est formidable, il réussit même à reproduire sur instruments anciens le son que fait ma chaîne quand elle se met à vibrer toute seule.

— Léone, dit Pénélope, j’aimerais en savoir plus sur ces femmes qui se tordaient de douleur sur la tombe de votre diacre Pâris.

— Elles n’étaient pas toujours très chastes dans leurs tenues, ni dans leurs chorégraphies.

— Des femmes de la Cour?

— Les femmes qui participent à ces cérémonies sont des femmes du peuple. Beaucoup de servantes venues de province. Elles sont frappées de coups d’épée. Elles sont marquées de dessins qui ressemblent à des scarifications africaines. Elles reçoivent des brûlures rituelles.

— C’est votre modèle religieux? Hacher menu des femmes de chambre? ironise Wandrille.

— Comprenez l’idée: elles étaient volontaires. Elles vivaient, dans leurs corps, les souffrances de la véritable Église persécutée. Elles étaient le peuple de Dieu, elles vivaient les péchés des hommes. Elles communiaient au martyre de l’humanité. En ce sens, elles continuaient le jansénisme de Port-Royal. On a leurs noms: sœur Aile, sœur Dorothée, sœur Fontaine, sœur Catin… Il y a aussi, de temps en temps, des garçons imprimeurs et des palefreniers, très jeunes en général, frère Imbécile, frère Ange, frère Aimable. Eux aussi, on avait le droit de les fouetter et de les clouer.

— Aux fous!

— Tous prophétisaient. Les peuples non chrétiens devaient bientôt se convertir. La Chine adorerait le vrai Dieu. Le prophète Élie reviendra.

— Et à l’approche de l’an 2000, toute cette hystérie se réveille, c’est cela?

— Qui te dit, Wandrille, que cela se réveille? répond Léone. Il n’y a plus de cérémonie convulsionnaire depuis la fin du XVIIIe siècle, je te rassure. Il nous reste les archives de Port-Royal, rue Saint-Jacques: des milliers de pages de descriptions de ces rituels. On reconnaît sur la plupart la petite écriture régulière de l’avocat Louis-Adrien Le Paige, un homme d’une grande intelligence, probablement la vraie tête du mouvement. Il assistait à tout. Il notait, comme un greffier, le nombre de coups, les aiguilles enfoncées dans les têtes, les clous préparés pour celles qui devaient être crucifiées.

— Il était pire que le marquis de Sade ton M. Le Paige, Léone? demande Wandrille, rêveur.

— Pire? Il y a deux différences avec Sade. La première c’est que dans les scènes que décrit Le Paige, avec toutes ces filles sacrifiées, il n’y a jamais rien de sexuel.

— C’est mieux. “Il n’y a pas de rapport sexuel”, c’est Jacques Lacan qui l’a dit. Seconde différence?

— Simple, Wandrille, ça tient en une phrase: chez Sade ce sont des fantasmes, ou, si tu préfères, de la littérature, chez Louis-Adrien Le Paige, ce sont des descriptions.»

11.

«La beauté sera convulsive ou ne sera pas»

Paris, samedi 11 décembre 1999

Léone a extrait de la bibliothèque une édition originale reliée en noir et l’ouvre sous le nez de Wandrille:

«Tu connais la dernière phrase de Nadja, qu’André Breton a écrite en majuscules? La beauté sera convulsive… C’est magnifique!

— Breton savait tout de l’histoire des convulsionnaires. Saint-Médard, c’est une crise de surréalisme sous Louis XV, confirme Bonlarron.

— Vous n’exagérez pas un peu?» demande Pénélope.

Bonlarron, heureux qu’on ne parle plus trop de femmes crucifiées, se lance dans une explication enflammée. Aucun des assistants n’ose l’interrompre cette fois. Tout, dans l’histoire des jansénistes secrets, est convulsion. La nuit du 23 novembre, quand Blaise Pascal eut sa révélation, ce que raconte le Mémorial, ce morceau de papier qu’il porta sur lui toute sa vie, c’est la première des convulsions. Ensuite, la destruction de Port-Royal, la profanation du cimetière, ce sont aussi des convulsions. Des convulsions que la terre a subies, les pierres, le cloître et la chapelle. La mort putride de Louis XIV, c’est une horrible convulsion, comme si par ses souffrances, il était devenu l’un des nôtres avant de disparaître. Le roi est aussi un corps, l’État est un corps, qui se tord, qui vibre, qui crache son sang. La Révolution française est une convulsion, la plus radicale de toutes. La suite logique de la destruction de Port-Royal, l’aboutissement des convulsions du cimetière de Saint-Médard. Selon Bonlarron, les historiens de la Troisième République ont essayé de gommer cette histoire. Ils ont décrit les causes de la Révolution en ne parlant que des philosophes des Lumières. Il s’enflamme:

«Vous croyez que la foule de 1789 avait lu les philosophes? Ils avaient tous entendu parler des convulsionnaires. Nous avons été les Lumières des illettrés. À côté de Voltaire, de Diderot, de d’Alembert, de Rousseau, il faut rendre leur place à nos pamphlétaires, à nos imprimeurs clandestins, à nos libellistes. On a voulu gommer leurs noms des livres de la grande histoire: d’Étemare, Carré de Montgeron, Le Paige, c’est à eux aussi que l’on doit 89! Des abbés et des avocats qui ont écrit des milliers de pages pour défendre la morale, la foi, contre le Roi, contre Versailles.