— Un triomphe!
— Tu penses que j’ai bien fait de conduire la petite Esther à la police, Wandrille?
— Après deux cadavres, je crois que c’est plus prudent. Tu voulais que Barbara Grant ait un troisième coup de sang pendant son jogging? Tu voulais continuer ta petite enquête toute seule? Tu penses que Médard est coupable?
— C’est un vieux fou, possédé par Versailles. Il chante tout seul et récite des vers en faisant sa ronde. Je ne suis pas experte en psychologie criminelle, mais je ne le vois pas coupant un doigt, assassinant, surtout sa fille unique!
— Sa fille, il l’a quand même prêtée pour que ces tordus la menacent avec des épées. On aurait dû aller à la police tout de suite.
— Wandrille, ça n’aurait rien changé. On en sait plus que la police, on va trouver avant eux. On protège la petite.
— Ils l’ont gardée pour la nuit.
— Oui, mais moi, j’ai le chat, Toccata. Elle reviendra le chercher.
— Ton témoin numéro un, tu lui as acheté des croquettes? Tu dors?»
Wandrille et Pénélope aiment se lancer, une fois la lumière éteinte, dans des controverses, des débats, des chamailleries: ils en viennent parfois aux mains dans leur grand lit. Pourquoi tous ces jansénistes, partout, d’un seul coup? Est-ce l’approche de l’an 2000? Versailles est un nid crypto-janséniste. Persécutés, ils se sont terrés là où on pouvait le moins les chercher, chez le Roi. Le président Vaucanson possède des centaines de livres sur le sujet, Bonlarron est plus que mouillé, même s’il ne s’est pas montré, semble-t-il, à l’ancienne herboristerie, Médard et sa fille appartiennent à la même petite famille. Des jansénistes infiltrés, il y en a sûrement d’autres, chez les jardiniers, au potager… Et l’Américaine! Ensuite, il y a leurs gentils collègues chinois, M. Lu, qui veut rembobiner le film pour construire un Versailles d’avant les persécutions religieuses — et faire un pont d’or à Pénélope. Ce que Wandrille n’arrive pas à admettre.
«Tu ne vas quand même pas accepter, Péné?
— Pour travailler avec cette Léone, bien sûr que si! Elle, c’est la troisième bande, après les jansénistes de Versailles, ceux de Shanghai, les jansénistes de Paris.
— Et les trois circuits sont connectés. M. Lu veut travailler avec Léone, Léone connaît Bonlarron depuis qu’elle est toute petite. Tu crois qu’ils sont tous de mèche?
— Autre hypothèse: trois bandes rivales qui cherchent à se dégommer et qui, à la veille de l’an 2000, ont déclenché une guerre à mort.
— Déjà deux victimes.
— Comment veux-tu que ces jansénistes soient devenus des assassins, ça ne colle pas! Le diacre Pâris a fait des guérisons, les filles de Saint-Médard ont survécu à leurs blessures, aucun cadavre là-dedans. Ils veulent le bien, la morale, la loi divine sur terre.
— Je vois que leur prêchi-prêcha commence à faire effet sur toi. Technique sectaire classique. On gagne ta confiance, on te flatte, on te met sous contrat, salaire fois quatre, on te fait passer du côté des bourreaux. Allez, en Chine!
— Et cette Léone, elle n’a pas gagné ta confiance peut-être?
— Que vas-tu chercher? Je te demande ce que tu as fait avec Zoran après ce couscous les yeux dans les yeux?
— Ça ne te regarde pas. Si tu ne peux pas le deviner, c’est que tu es nul. Même pas capable de garder un plan sur lequel la divine Providence t’avait aiguillé dans sa grande bonté. Tu es un innocent qui n’arrive pas à rester les mains pleines.
— Un plan de Versailles qui ressemblait à Port-Royal, ou un plan de Port-Royal qui ressemblait à Versailles, l’Être dans le Néant, le Néant dans l’Être, tu te souviens… le tout très différent du Versailles d’aujourd’hui. Je me dis que si ton ami Grangé a été tué, c’est parce que je lui en avais parlé, qu’il en avait discuté à son tour avec quelqu’un qui ne voulait à aucun prix qu’il comprenne quelque chose…
— Quoi?
— Je n’en sais rien.
— Qui?
— Médard?
— Le sponsor chinois?
— Bonlarron?
— Il est sympa, ton vieux patron! Tu l’imagines en assassin? Tu continues à ne rien lui dire à propos de ces étudiants de l’École Boulle qui assemblent des meubles au dernier étage? Il désapprouvait, comme toi, les projets architecturaux de Grangé, la grille factice et tout le reste, il a quand même eu l’air bouleversé quand on lui a dit que l’architecte était mort.
— Ces projets de Grangé vont être marqués du sceau de sa fin tragique. On fera la grille, la restitution du bosquet des Trois-Fontaines, les restaurations du Hameau…
— Tu sais, ceux qui restaurent vraiment l’âme de Versailles, depuis quelques semaines, ce sont nos assassins. Ils rendent aux lieux leur part obscure…»
Wandrille ne termine pas sa phrase, mais Pénélope comprend ce qu’il veut dire. À Versailles tout le monde portait des armes, les chiens hurlaient dans les cours, les cerfs étaient mis à mort, les clans se haïssaient, il y avait des vols qui touchaient même les appartements du Roi, sans compter l’affaire des Poisons, les messes noires, le diable que le Régent, fuyant Versailles et même Paris, invoquait dans les carrières, les cabales contre les ministres, les calomnies et les lettres interceptées, les mensonges, les accidents de chasse, les fortunes séculaires perdues au jeu, l’arrestation du cardinal de Rohan devant toute la cour. C’était violent. Ça le redevient.
«Et sur l’autre plan que tu as montré à Grangé, tu te souviens de ce qu’on voyait?
— Grangé me l’avait expliqué. Un souterrain bien connu…
— Pas de moi!
— Entre le prolongement de l’Orangerie en bordure de la ville, ce que l’on appelle la Petite Orangerie, et l’aile du Midi. Il voulait me le montrer.
— On ira voir.
— Ce qu’on doit découvrir maintenant, Péné, ce n’est pas le souterrain qui est sur le plan et qu’il faudra bien que tes collègues ouvrent un de ces jours à la visite guidée. C’est un autre tunnel, celui qui relie l’affaire de la table qui vole et notre histoire de jansénistes. Au fond de ce boyau noir, on coupe les doigts, on dessine au scalpel sur les corps, on égorge.»
4.
Commodes clonées
«C’est insensé, hurle Gilet-Brodé! Nous désigner tous les deux pour surveiller cette mascarade. Sans explications. Sans préavis.
— Tous les principes que nous a enseignés M. Van der Kemp sont bafoués. Vaucanson n’en réfère plus à personne, il croit qu’il va pouvoir régner seul, pleurniche Chignon-Brioche.
— Et ces deux-là, d’où sortent-ils? Des élèves de l’École Boulle, comme si on n’avait pas de personnel ici pour transporter des meubles!
— Des meubles, en kit! Vous avez vu ça, d’où ça sort?
— Ils sont descendus d’un attique, au-dessus de la chambre de la Reine. Des morceaux de commodes, des tiroirs, des chaises, des pliants, depuis ce matin ça colle, ça cheville. Une planque à faux meubles qui doit dater de la guerre!
— Des résistants! En tout cas, c’est une découverte. Combien en ont-ils? J’ai déjà vu trois commodes. Plus de Bonlarron pour nous dire!
— On l’a tous regardé partir, entre deux gendarmes. Il ne s’en remettra pas, à quelques mois de la retraite, lui qui est cardiaque.